Cercle des chamailleurs
21/02/2008
« L’impensé de la démocratie. Tocqueville. La citoyenneté. La religion »
Agnès Antoine, Fayard, 2003, 410 p
(Troisieme partie)
presentation par paul
Le dialogue de T avec Rousseau et Condorcet
La Révolution doit être poursuivie. A partir de la période féodale, mouvement de « nivellement universel » appauvrit les riches et enrichit les pauvres.
L’homme démocratique, héritier de Descartes, refuse autorité et tradition et fonde ses certitudes par sa seule raison. Il applique la méthode scientifique à la connaissance du monde augmentant son bien-être ; croit à l’égalité entre les hommes ; fait confiance à la rationalité de la démocratie, lui demande d’élargir les droits ; souhaite l’étendre au reste de l’univers, se méfie des croyances religieuses ; voit le salut dans la perfectibilité indéfinie de l’esprit.
Condorcet, l’humanité affranchie de ses chaînes marche « d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur ». La religion invention de quelques-uns pour s’élever au dessus des autres. Se résume par un pouvoir destructeur de la faculté rationnelle de l’homme. Synonyme d’intolérance. Il condamne l’utilisation de la religion aux fins politiques.
JJR et T. refusent d’assimiler raison, vertu et liberté. La marche de l’humanité démocratique paraît plus incertaine. Pour T., l’idée d’une raison maîtresse de soi et du réel est un mythe, désir de toute puissance qui sous-tend la passion d’égalité. Préjugé, dogme et autorité se reconstituent sans cesse et la raison démocratique en est dupe. Le destin de l’homme n’est pas d’aller toujours plus vers le bien-être.
La liberté plus que la raison fait la grandeur de l’homme. Elle est toujours à gagner Responsabilité vis-à-vis de lui-même, à l’égard des autres hommes, du monde et de son avenir. C’est la disjonction du cœur et de la raison qui fait descendre « au dessous du niveau de l’humanité ». N’avoir d’autre maître que la raison entraîne un risque de déshumanisation. Il faut que la raison n’inhibe pas le cœur « l’instinct raisonné », l’instinct religieux.
Il faut reconnaître les potentialités de la nature et chercher à les développer. L’imagination humaine a produit nombre « d’absurdités religieuses » et la religion s’est souvent fourvoyée dans le pouvoir : cela n’invalide pas l’existence d’un instinct religieux.
La dialectique tocquevillienne
L’homme « est un monstre incompréhensible » tension entre ce qui le relie aux êtres vivants et ce qui fait de lui un être qui sait qu’il existe, entre le monde des sens et le monde de la conscience, entre les dimensions matérielle et immatérielle de l’existence. Tension que la philosophie et la religion ont conceptualisé dans l’opposition matière/esprit, corps/âme, passion/raison, sensible/intelligible, visible/invisible, fini/infini, ici-bas/au-delà… Cela renvoie au péché originel : la nature unifiée de la créature a fait place à une nature déchue dans laquelle prévaut une volonté égoïste mais où demeure l’aspiration de l’âme à sa destiné originelle.
La misère de l’homme est dans son enlisement matériel, sa « grandeur » dans la capacité à prendre en main sa destinée individuelle et à participer à l’élaboration de l’histoire collective : la grandeur du croyant qui cherche à vivre « selon l’esprit », la grandeur du citoyen qui cherche à vivre « suivant l’homme ».
L’Etat aristocratique s’appuie sur le passionnel, conduit à créer une culture régie par la sublimation et l’idéalisation des instincts ; l’état démocratique fondé sur la domination de la raison aboutit à une culture de la satisfaction du corps. L’art politique est d’instaurer un équilibre entre dimensions matérielles et spirituelles de la société
La société aristocratique s’est élancée trop haut, oubliant le reste des hommes. La société démocratique a pris en compte l’ensemble des êtres humains mais préoccupée surtout du bien-être, ne constitue pas une véritable humanité. Il faut la dimension civique.
Le monothéisme est adapté à la condition démocratique, il consolide le dogme égalitaire. Mais la Révolution est d’abord une transformation sociale et politique, conduisant, providentiellement, à ce qu’il y a de plus naturel en fait de société et de gouvernement mais non à une religion politique. Une telle religion ne peut que menacer la liberté. Le messianisme séculier n’est jamais éloigné du despotisme. Confusion des ordres métaphysique et politique aboutit à la sacralisation de l’Etat au détriment de la liberté.
L’ essence du socialisme, c’est considérer l’action de l’Etat comme première et mettre l’ensemble de la vie sociale sous son autorité. Il condamne non l’Etat comme moyen de gouvernement mais sa sacralisation, confiance illimitée dans l’Etat et fascination pour le point de vue majoritaire. Le socialisme est incapable de penser ensemble liberté et égalité. Trahit la vocation métaphysique de la démocratie : permettre l’égale liberté de hommes. Rendre la société plus fraternelle, c’est appliquer la charité chrétienne à la politique.
Dieu a fait le pari de la liberté et a confié le monde à l’interdépendance et à la dynamique créatrice de la multitude des volontés individuelles. La démocratie est vraiment providentielle.
L’Amérique, vivant symbole
La démocratie américaine est un « complément de la création ». Le sol américain est l’espace symbolique où l’humanité peut à nouveau inventer un mode de vivre ensemble mais en court-circuitant le passage par l’état aristocratique lié à l’inégalité de la propriété terrienne. L’Amérique apparaît comme une terre supplémentaire. Elle déplace les frontières du monde que l’Europe croyait avoir atteintes. Métaphysiquement, en tant qu’espace de la démocratie, elle brise celles qui avaient été mises à la liberté humaine et lui offre comme aux premiers jours une terre « féconde et inépuisable ».
L’indien, le pionnier, l’esclave montrent les possibles de la liberté dans l’espace métaphysique du régime de l’égalité, à l’intérieur de chaque homme. « L’esclave ne peut apprendre à être libre, l’Indien à donner des bornes à sa liberté ». La faute qui guette l’homme démocratique est de s’endormir dans les charmes de la vie bourgeoise et d’oublier sa condition de citoyen, c’est de ne faire qu’un usage privé de sa liberté. « La vertu, c’est le choix libre de ce qui est bien ». La liberté a une dimension quasi religieuse. Les conditionnements sociaux, culturels sont importants mais la liberté malgré sa fragilité et ses limites reste appelée à grandir et avec elle la responsabilité de l’homme à l’égard de son destin.
L’éthique de la démocratie, la liberté de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui et la liberté de participer à l’élaboration du destin collectif. Habitué à rechercher les plaisirs matériels, l’homme finit par faire un usage trop limité de sa capacité de jugement, d’influer sur son sort et sur celui de la collectivité, l’âme devient servile.
La philosophie de T au carrefour de l’humanisme républicain et du christianisme. La liberté politique dimension propre à l’être humain fait sa grandeur. Souci d’éducation au bon usage de la liberté démocratique en vue du salut, d’abord terrestre. C’est par l’exercice renforcé de la liberté politique qu’il est possible de corriger les abus de la liberté individuelle.
La création démocratique
Deux formes de servitude nées du narcissisme démocratique : dans l’une, la Cité est dissoute, l’individu est exalté, il n’y a plus de projet commun, au nom de la préservation des intérêts privés, la loi du plus fort l’emporte, c’est le libéralisme mal entendu ; dans l’autre, l’Etat omniprésent se substitue à l’initiative des individus et accapare leur liberté, doctrine « socialiste ». Dans les deux cas, l’individu refuse la liberté authentique.
Ce qui inquiète T, plus que l’homogénéisation de la grande famille de l’humanité par delà classes, nations, races c’est le fait que la société démocratique ignore la dimension spirituelle de l’égalité, n’a pas encore clairement opté pour ce qu’il appelle la « civilisation ».
Que le Père se soit retiré laissant ses fils achever librement l’oeuvre de création, signifie que c’est à l’homme désormais de veiller par ses moyens à ordonner l’univers. Par la Démocratie, Dieu veut continuer son œuvre de création. A la différence des philosophes rationalistes, il ne décrète pas la mort du Père, il le met entre parenthèse.
L’homme selon T est ce curieux être qui a besoin de vivre comme l‘animal et a besoin de savoir pourquoi exister sans quoi il ne trouve pas le bonheur. La marche de l’humanité est une quête sans cesse renouvelée de sens et de lumières.
Des hommes ont compris que les libertés qui leur sont reconnues impliquent de prendre une part active au choix de la direction que prendra le groupe humain et à son gouvernement, cherchent à discerner le sens à prendre dans le dialogue avec leurs semblables, ils avancent singulièrement mais, à travers différentes formes d’association, toujours vers l’horizon du bien commun et l’espérance que les chemins des hommes de bonne volonté, au-delà de leur diversité, vont vers les mêmes terres.
CONCLUSION
La conscience moderne est rationnelle et même rationaliste, convaincue de la supériorité de la rationalité. Elle prétend considérer la question de l’utile en évacuant le problème du juste, substituer la science aux croyances, la recherche du bien-être matériel à celle de la vertu. Disjonction de la raison et du cœur, cantonné au seul domaine de la vie privée.
L’homme que dessine T est un être de désir et de liberté, de liberté désirante avant d’être un être de raison. La philosophie des Lumières a reconnu cette vérité. Elle a défini l’homme comme être de raison et de liberté, en confondant les deux dimensions, comme si le régime de raison garantissait à lui seul la liberté humaine. La capacité universalisante, généralisatrice de la raison n’induit pas d’emblée la liberté morale c'est-à-dire une liberté qui a intégré l’existence d’autrui. En n’atteignant pas l’amour de l’humanité, l’homme selon T manque sa propre humanité tandis que la démocratie perd sa raison d’être.
La critique de T vise la philosophie matérialiste des Lumières et, par la mise en cause de la raison abstraite, apporte « sa contribution à la critique de l’économie politique » qui lui est liée et à la prétendue civilisation qu’elle instaure fondée sur la domestication des forces de la nature.
Du point de vue de T, si le domaine des choses inconnaissables disparaît de l’espace culturel du seul fait qu’elles sont inconnaissables, une grave lésion est faite à l’humanité, privée de ressources spirituelles les plus nécessaires à son existence et interdite d’une possibilité d’expression d’un de ses besoins le plus essentiels, le besoin de sens, au moment où ce dernier devient problématique.
L’instinct religieux est une réalité psychologique à part entière quelle que soit l’interprétation qu’on en donne. La misère existentielle de l’individu démocratique naturel ou de l’Etat social, apporte une sorte de preuve socio-historique de l’irréductibilité du fait religieux et de la nécessité de sa présence dans l’espace culturel des humains. Si l’homme majeur a fait le deuil de la présence objective de Dieu dans le monde, il lui faut maintenir néanmoins l’horizon de cette transcendance dans la cité terrestre. Le Dieu de T. empêche l’homme et la société démocratiques de s’enfermer sur eux-mêmes. Le pouvoir démocratique doit veiller à ce que la question métaphysique demeure ouverte et problématique, sous peine de dépérir lui-même.
L’homme démocratique, en dépit de sa rationalité peine à penser la complexité. Il préfère les idées simples fussent-elles fausses à la vérité dialectique. L’opposition matérialisme/ spiritualisme est un refuge commode pour l’intelligence. Sans doute aussi parce qu’il se méfie des concepts qui ont une histoire liée à la pensée religieuse. Mais sous prétexte d’éviter le dualisme entre terre et ciel, il le reconduit posant la matérialité du désir contre l’idéal ou inversement l’abstraction de la raison contre le corps.
La science politique nouvelle est un art de la dialectique. Elle vise à faire jouer la relation entre individu et société, esprit et matière, liberté et autorité, croyance et certitude, foi et philosophie, et à éviter tant leur disjonction que leur conjonction, refusant la liberté privée sans la liberté de participation, une religion qui se dissoudrait dans la raison ou se séparerait complètement d’elle, l’idéal philosophique des Lumières sans sa correction romantique, un christianisme protestantisé qui oublierait la dimension catholique, l’action sans la contemplation, l’homme sans la femme.
L’exercice de la liberté politique est un acte par lequel l’être de désir qu’est l’homme passe de l’existence à l’essence et devient un véritable sujet. Il y a interdépendance profonde entre la vocation de la démocratie et celle de l’être humain : produite par les hommes, la démocratie a, paradoxalement, la charge de la personne humaine et elle ne peut se permettre cette construction de soi qu’en ne se contentant pas de décréter abstraitement l’égalité mais en lui donnant un espace vivant où s’incarner. De rationnelle, elle doit se faire sensible.
T libéral d’une espèce nouvelle affirme que ce n’est pas tellement la liberté politique qu’il a cherché à défendre que le progrès de l’esprit humain. Il propose par sa réflexion morale sur la liberté, une philosophie du sens de la vie et le projet d’une démocratie humaine.
La philosophie humaniste de T est d’inspiration chrétienne, un humanisme de la frontière qui, à partir d’une foi réaffirmée en l’homme offre deux niveaux de lecture, laïque et théologique. Sa tâche consiste d’abord à faire de la communauté des hommes un objet d’amour. Se situe à l’intersection de la tradition de l’humanisme chrétien et de l’humanisme républicain, ouvre la voie à un nouvel humanisme, pluriel, qui donnerait à l’homme moderne l’entière liberté d’interpréter son existence, sans pourtant renoncer à l‘exigence de bien commun ni même à l’espérance d’un ciel absolu.
Discussion
La discussion qui a suivi l’exposé de Paul a été relativement chaotique, sans doute en raison de la richesse du livre comme on peut en juger d’après le résumé précédent.
Les relations de Tocqueville avec la religion font immédiatement penser aux positions récemment affichées par Nicolas Sarkosy lors de ses discours au Latran et à Riyad sur l’importance de la religion et sa supériorité sur les valeurs laïques :
- « L’instinct religieux est constitutif de la nature humaine »
- « Il n’y a qu’elles (la liberté et la religion) pour soulever les hommes au-dessus du bourbier où l’égalité démocratique les plonge… »
La Constitution américaine insiste sur la liberté religieuse et ceci s’explique sans doute par le fait qu’il existe de nombreuses religions aux USA et qu’il n’y a pas eu de véritable aristocratie ni une religion imposée, contrairement à ce qui s’est passé en France et dans la plupart des autres pays européens.
Lors de la Révolution française, on relève une sorte de contradiction (en 1793 et 1794) entre la lutte contre la religion dominante (la religion catholique) et les religieux en général et l’institution du « Culte de l’Etre Suprême », c’est-à-dire la reconnaissance d’une transcendance opposée à la Raison ? Il y a d’ailleurs eu également, à la même époque, un « Culte de la Raison » !
Le Culte de l’Etre Suprême était de promouvoir un certain nombre de valeurs et, sans doute, de combler le manque dû à l’éviction de la religion catholique afin d’éviter le risque de son retour.
Il y avait d’ailleurs des conflits importants à ce sujet entre Robespierre, qui était déiste, et les ultra-révolutionnaires.
Peut-on expliquer en quoi, d’après Tocqueville, égalité et liberté sont interdépendantes ?
La réponse donnée est qu’il s’agit de deux valeurs « quantitatives » et qui fonctionnent de façon complémentaire. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’égalité sans liberté et inversement, explication qui nous laisse sur notre faim !
Une autre notion essentielle a été soulignée lors de la discussion : c’est qu’il est nécessaire de préserver le droit de dire non !