MARDI 15 AVRIL 2014
Présentation par OLGA :
Le Malentendu, pièce de structure classique (3 actes, unité de temps, unité de lieu), constitue avec Le Mythe de Sisyphe, L’étranger et Caligula l’ensemble des ouvrages parus sous le signe de l’Absurde entre 1942 et 1944.
Ecrite en 1943 pendant la période sombre de la seconde guerre mondiale, c’est en 1944, encore sous l’Occupation, qu’elle est jouée pour la première fois.
A l’origine de la pièce, un fait divers paru dans l’Echo d’Alger en 1935. On retrouve dans « L’étranger » l’allusion à cet évènement « Entre ma paillasse et la planche du lit, j’avais trouvé, en effet, un vieux morceau de journal ….. il relatait un fait divers …. » et la parabole biblique du fils prodigue tué par les siens.
Camus écrit au sujet de la pièce : « Un fils qui veut se faire reconnaître sans avoir à dire son nom et qui est tué par sa mère et sa sœur à la suite d’un malentendu ».
A 20 ans, au théâtre de l’Equipe, A. Camus joue le rôle titre du « Retour de l’enfant prodigue » de Gide. Le « Malentendu » pourrait porter le même titre !
1 - Le propos de la pièce
L’action se déroule dans une auberge d’un pays de l’Europe Centrale, un pays pluvieux et sombre. L’auberge est tenue par une mère et sa fille qui rêve de partir vers un pays de mer et de soleil, pour concrétiser ce rêve, les deux femmes tuent et volent les voyageurs riches qui s’y arrêtent.
Un voyageur vient louer une chambre. Il est le fils qui avait quitté le pays une vingtaine d’années plus tôt. Il revient ayant fait fortune pour retrouver et aider sa mère et sa sœur. Il est accompagné de sa femme mais elle restera à l’écart, il préfère retrouver, seul, celles qu’il a quittées il y a plusieurs années.
Il ne se fait pas connaître, les deux femmes ne le reconnaissent pas et le tuent pour s’approprier son argent. Quand elle prend connaissance de l’identité de la victime la mère se suicide et sa fille, Martha, se sentant abandonnée et trahie, ses rêves évanouis, se donne également la mort.
2 - Les personnages
Jan, le fils, revient d’un exil qui a duré une vingtaine d’années « on ne peut pas être heureux dans l’exil ou dans l’oubli. On ne peut pas rester toujours un étranger. Je veux retrouver mon pays, rendre heureux tous ceux que j’aime » Il ne se fait pas tout de suite reconnaître par sa mère et sa sœur, ne trouvant pas les mots pour dire qui il est, souhaitant être reconnu et bien accueilli (orgueil ?).
Maria, sa femme, qu’il a épousée en exil, ne comprend pas le jeu de son mari « il n’y a qu’un moyen c’est de faire ce que ferait le premier venu, de dire « Me voilà » » elle ressent fortement le malaise crée par la situation, par le pays qui lui est inconnu « Je me méfie de tous depuis que je suis entrée dans ce pays où je cherche en vain un visage heureux.
La mère, sèche, sans espoir, lasse de tous ces meurtres mais qui suit sa fille dans son rêve de richesse et de départ. Elle ne veut pas de ce meurtre qui semble être le dernier, mais se laisse mener pas sa fille « Laissons-lui cette nuit, donnons lui ce sursis … » « Mère, nous devons nous décider. Ce sera ce soir ou ce ne sera pas »
Martha, passionnée, révoltée, commet ces meurtres pour s’enrichir et pouvoir partir et accéder au bonheur (// La mort heureuse) « Ah mère ! Quand nous aurons amassé beaucoup d’argent et que nous pourrons quitter ces terres sans horizon, quand nous laisserons derrière nous cette auberge et cette ville pluvieuse, et que nous oublierons ce pays d’ombre, le jour où nous serons enfin devant la mer dont j’ai tant rêvé, ce jour-là, vous me verrez sourire »
Le vieux domestique, une ombre sans paroles, mais une ombre très présente, pesante, qui ajoute à la tension dramatique. Sans paroles sauf à la toute fin quand Maria lui demande de l’aider et où il répond violemment « Non ».
Lors de sa création le 24 juin 1944, c’est Maria Casarès qui jouait le rôle de Martha, Hélène Vercors celui de Maria, Marie Kalff celui de la mère, Marcel Herrand jouait le rôle de Jan et Paul Oettly celui du vieux domestique.
3 - Acte I : la mise en place du drame.
Au cœur du drame, l’incommunicabilité, qui nourrit le sentiment de l’absurde, de malaise, d’enfermement.
A Camus l’évoque dans sa préface « Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne parlent pas un langage simple mais en porte à faux »
Incommunicabilité entre Jan, la Mère et Martha
Jan joue au voyageur de passage, il ne dit pas qui il est, il ne sait pas trouver les mots pour se présenter simplement. Ses allusions, quiproquos, essais d’approche « J’ai aussi voulu revoir cette région que j’ai connue autrefois, et dont j’avais gardé le meilleur souvenir » « Pour rester dans un endroit il faut avoir ses raisons, des amitiés l’affection de quelques êtres. Sinon il n’y a pas de motif de rester là plutôt qu’ailleurs » restent vains. La mère ne veut pas le regarder de crainte de ne pouvoir accomplir le meurtre prémédité, Martha toute à la réalisation de son projet, ne regarde pas le passeport qui aurait pu révéler l’identité de son frère (intervention du vieux domestique). Elle instaure des règles de communication qui interdisent toute intimité « En entrant ici, vous n’avez que les droits d’un client. En revanche vous les recevrez tous … Mais vous n’avez pas à vous soucier de notre solitude, comme vous ne devez pas vous inquiéter de nous gêner, d’être importun ou de ne l’être pas. Prenez toute la place d’un client, elle est à vous de droit. Mais n’en prenez pas plus »
Elle interdit à sa mère toute discussion plus personnelle « Mère, vous n’avez pas de raison de raconter ces choses »
Quand Jan aborde le sujet du fils, auquel la mère pourrait réagir en le reconnaissant, la mère dit « Les vieilles femmes désapprennent même d’aimer leur fils. Le cœur s’use Monsieur » la réponse de Jan « Il est vrai mais je sais qu’il n’oublie jamais », fait réagir durement Martha qui intervient avec violence (en paroles mais également en les séparant physiquement, en se plaçant « avec décision » entre eux) « Un fils qui entrerait ici trouverait tout ce que n’importe quel client est assuré d’y trouver : une indifférence bienveillante … »
Incommunicabilité entre Martha et la Mère
L’une voulant agir vite, la mère souhaitant un sursis. Martha va jusqu’à culpabiliser la Mère « et il faut bien que vous m’y aidiez, vous qui m’avez mise au monde dans un pays de nuages et non sur une terre de soleil »
Incommunicabilité entre Jan et Maria
Jan « Elles m’ont accueilli sans un mot. Elles me regardaient, elles ne me voyaient pas. Tout était plus difficile que je ne l’avais cru »
Maria « Tu sais bien que ce n’était pas difficile. Il suffisait de parler. Dans ce cas là, on dit : c’st moi, et tout rentre dans l’ordre »
Sur le bonheur, Maria sent son bonheur menacé, Jan veut accomplir son devoir : « Partons Jan, nous ne trouverons pas le bonheur ici » « Ce n’est pas le bonheur que nous sommes venus chercher, le bonheur nous l’avons … le bonheur n’est pas tout et les hommes ont leur devoir. Le mien est de retrouver ma mère, ma patrie ….. »
La présence sombre du vieux domestique
Ombre énigmatique et pesante, lourde, qui est là sans être là, son attitude, son silence viennent ajouter à la sensation de malaise et d’attente « vous avez un domestique bizarre ….il parle donc ? …. Le moins possible et seulement pour l’essentiel …. »
4 - Acte II : la décision
Incommunicabilité toujours, allusions difficilement compréhensibles, doubles sens, colère et découragement.
Dans cet acte deux scènes extrêmement fortes : le face à face entre Jan et Martha (Scène 1) qui s’achève par la décision du meurtre et le dialogue entre la Mère et Jan (Scène 6) qui pourrait aboutir à une reconnaissance mais dont l’issue est la mort.
Rien ne semble encore joué, c’est à l’issue de la première scène que le verdict tombe. Jan, maladroitement, prononce des mots qui pourraient le faire reconnaître. En parlant de la chambre « Elle est particulièrement propre, c’est le plus important. Vous l’’avez récemment transformée n’est-ce-pas ? » Si Martha montre de l’étonnement, elle n’approfondit pas, elle ne peut pas comprendre.
Sur le pays « Vous n’êtes pas tout à fait juste. Car vous avez l’automne « Qu’est-ce que l’automne » « Un deuxième printemps, où toutes les feuilles sont comme des fleurs » Peut-être en est-il ainsi des êtres que vous verriez refleurir, si seulement vous les aidiez de votre patience » Martha continue de questionner Jan sur son pays, elle ne l’entend pas.
Dans cette scène Martha semble s’ouvrir à l’écoute quand elle fait parler Jan de son pays (P. 201), s’apaiser, elle s’arrête, s’assoit, semble pour un instant se libérer. On retrouve l’évocation chaude et colorée, lyrique, des paysages méditerranéens décrits dans l’ensemble de l’œuvre d’A. Camus. Mais cette évocation va consolider Martha dans sa décision, elle ne se laisse pas émouvoir, au contraire, il faut qu’elle parte et partir, c’est tuer ce voyageur pour lui prendre son argent. C’est la description de la beauté de son pays, de la mer, de la lumière, qui va condamner Jan. Dans la dernière scène, alors que tout est joué, Martha dit à sa mère « Et puisqu’il faut vous le dire, c’est lui qui m’y a décidée. J’hésitais. Mais il m’a parlé des pays que j’attends et, pour avoir su me toucher, il m’a donné des armes contre lui ….. »
Dans la scène 6, entre la Mère et Jan, on pourrait imaginer un rapprochement entre eux alors que Jan a décidé de quitter l’auberge et qu’il a déjà bu le thé empoisonné servi par Martha. La Mère pensait pourtant pouvoir le sauver.
Quiproquos et non dits tout au long de la scène, chacun dans son jeu d’acteur, le fils veut parler, la mère n’entend pas l’inimaginable.
Jan « Il m’a semblé sentir chez vous une sorte de bienveillance à mon égard » « Plus tard peut-être je reviendrai. J’en suis même sûr Mais pour l’instant j’ai le sentiment de m’être trompé et de n’avoir rien à faire ici. Pour tout vous dire, j’ai l’impression pénible que cette maison n’est pas la mienne » « Et puis ce n’est jamais facile de revenir dans un pays qu’on a quitté depuis longtemps »« Je tiens aussi à ce que vous sachiez, ce n’est pas comme un hôte indifférent que je quitterai cette maison »
3 – Acte III : le dénouement
Les deux femmes et le vieux domestique sont allés noyer Jan. La mère est soulagée d’en avoir terminé, Martha est heureuse. Quand le vieux domestique présente aux deux femmes le passeport de Jan et qu’elles découvrent l’identité du voyageur, leurs réactions sont violentes.
La Mère voit se réveiller tout son amour pour son fils, son cœur sec et dur s’éveille à la douleur, et ne supportant pas l’idée de l’avoir tué, elle décide de se jeter dans le fleuve pour le rejoindre.
Martha le vit comme une trahison. Elle paraît indifférente à la mort de son frère, furieuse, elle ne montre aucun remord. Elle souffre que sa mère préfère son fils. Elle a cru avoir droit au bonheur, à la joie et à l’amour et se retrouve seule et abandonnée
Elle crie sa révolte et sa souffrance. Martha à la Mère : « Tout ce que la vie peut donner à un homme lui a été donné. Il a quitté ce pays. Il a connu d’autres espaces, la mer, des êtres libres. Moi, je suis restée ici. Je suis restée petite et sombre, dans l’ennui, enfoncée au cœur du continent et j’ai grandi dans l’épaisseur des terres. Personne n’a embrassé ma bouche et même vous, n’avez-vous vu mon corps sans vêtements. Mère, je vous le jure cela doit se payer. Et sous le vain prétexte qu’un homme est mort, vous ne pouvez vous dérober au moment où j’allais recevoir ce qui m’est dû. Comprenez donc que, pour un homme qui a vécu, la mort est une petite affaire. Nous pouvons oublier mon frère et votre fils. Ce qui lui est arrivé est sans importance : il n’avait plus rien à connaître. Mais moi, vous me frustrez de tous et vous m’ôtez ce dont il a joui. Faut-il donc qu’il m’enlève l’amour de ma mère et qu’il vous emmène pour toujours dans sa rivière glacée »
Dans la Scène 2 (P. 231) Martha crie sauvagement sa douleur devant l’injustice du Monde, renie Dieu « Oh, je hais ce monde où nous en sommes réduits à Dieu. Mais, moi qui souffre d’injustice, je ne m’agenouillerai pas. Et, privée de ma place sur cette terre, seule au milieu de mes crimes, je quitterai ce monde sans être réconciliée »
Elle n’est pas touchée par la l’incompréhension et la douleur de Maria (Scène 3). Avec haine elle la pousse vers le désespoir elle veut la détruire et lui délivre son dernier message. L’amour, la joie n’existent pas, pour survivre il faut devenir comme une pierre, ne rien ressentir.
Désespoir décuplé par la réponse du vieux domestique à son appel à l’aide : « Non ».
Le vieux domestique est présent tout au long de la pièce, il assiste, voire participe au drame (Il est caché derrière un rideau quand Jan et Maria arrivent au début du premier acte, il interrompt Martha quand elle est sur le point d’ouvrir le passeport de Jan, c’est lui qui ramasse le passeport quand il tombe de la poche de Jan et qui le remet aux deux femmes ….) Il n’interagit pas avec les autres personnages, sinon silencieusement. Le refus d’aider Maria, son insensibilité, sa passivité, peut appeler une comparaison avec le Dieu de Camus, indifférent à la misère humaine.
En conclusion : Le Malentendu dans l’œuvre d’A. Camus
Appartient aux écrits de Camus sur l’Absurde (Contradiction entre les forces cosmiques et l’individu (Paul)). La pièce met en scène des personnages qui cherchent du sens à un monde qui n’en a pas.
Proche de « La mort heureuse ». Martha comme Mersault tue sans regret, sans morale pour atteindre le bonheur qui ne peut exister que par la richesse.
Même descriptions lyriques des paysages méditerranéens, même détestation des pays du Nord.
L’issue ne peut être que la mort.
Lien avec « L’étranger » : le fait divers est cité dans la deuxième partie de « L’étranger ». Meursault comme Jan, est condamné pour ne pas avoir joué le jeu de la société.
Reprise du concept du fils prodigue dans « Le premier homme » : « Non, je ne suis pas un bon fils, un bon fils est celui qui reste ….. »
Toujours l’incommunicabilité : dans « Le premier homme » : « Et ce qu’il désirait le plus au monde, que sa mère lut tout ce qui était sa vie et sa chair, cela était impossible. Son amour, son seul amour était à jamais muet »
O.C. Avril 2014