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16 juin 2014 1 16 /06 /juin /2014 10:57
CERCLE DES CHAMAILLEURS

MARDI 15 AVRIL 2014

Le Malentendu – Albert Camus

 

Présentation par OLGA :

Le Malentendu, pièce de structure classique (3 actes, unité de temps, unité de lieu), constitue avec Le Mythe de Sisyphe, L’étranger et Caligula l’ensemble des ouvrages parus sous le signe de l’Absurde entre 1942 et 1944.

Ecrite en 1943 pendant la période sombre de la seconde guerre mondiale, c’est en 1944, encore sous l’Occupation,  qu’elle est jouée pour la première fois.

A l’origine de la pièce, un fait divers paru dans l’Echo d’Alger en 1935. On retrouve dans « L’étranger » l’allusion à cet évènement « Entre ma paillasse et la planche du lit, j’avais trouvé, en effet, un vieux morceau de journal ….. il relatait un fait divers …. » et la parabole biblique du fils prodigue tué par les siens.

Camus écrit au sujet de la pièce : « Un fils qui veut se faire reconnaître sans avoir à dire son nom et qui est tué par sa mère et sa sœur à la suite d’un malentendu ».

A 20 ans, au théâtre de l’Equipe, A. Camus joue le rôle titre du « Retour de l’enfant prodigue » de Gide. Le « Malentendu » pourrait porter le même titre !

1 - Le propos de la pièce

L’action se déroule dans une auberge d’un pays de l’Europe Centrale, un pays pluvieux et sombre. L’auberge est tenue par une mère et sa fille qui rêve de partir vers un pays de mer et de soleil, pour concrétiser ce rêve, les deux femmes tuent et volent les voyageurs riches qui s’y arrêtent.

Un voyageur vient louer une chambre. Il est le fils qui avait quitté le pays une vingtaine d’années plus tôt. Il revient ayant fait fortune pour retrouver et aider sa mère et sa sœur. Il est accompagné de sa femme mais elle restera à l’écart, il préfère retrouver, seul, celles qu’il a quittées il y a plusieurs années.

Il ne se fait pas connaître, les deux femmes ne le reconnaissent pas et le tuent pour s’approprier son argent. Quand elle prend connaissance de l’identité de la victime la mère se suicide et sa fille, Martha, se sentant abandonnée et trahie, ses rêves évanouis,  se donne également la mort.

 

2 - Les personnages

Jan, le fils, revient d’un exil qui a duré une vingtaine d’années « on ne peut pas être heureux dans l’exil ou dans l’oubli. On ne peut pas rester toujours un étranger. Je veux retrouver mon pays, rendre heureux tous ceux que j’aime » Il ne se fait pas tout de suite reconnaître par sa mère et sa sœur, ne trouvant pas les mots pour dire qui il est, souhaitant être reconnu et bien accueilli (orgueil ?).

Maria, sa femme,  qu’il a épousée en exil, ne comprend pas le jeu de son mari « il n’y a qu’un moyen c’est de faire ce que ferait le premier venu, de dire « Me voilà » » elle ressent fortement le malaise crée par la situation, par le pays qui lui est inconnu « Je me méfie de tous depuis que je suis entrée dans ce pays où je cherche en vain un visage heureux.

La mère, sèche,  sans espoir, lasse de tous ces meurtres mais qui suit sa fille dans son rêve de richesse et de départ. Elle ne veut pas de ce meurtre qui semble être le dernier, mais se laisse mener pas sa fille « Laissons-lui cette nuit, donnons lui ce sursis … » « Mère, nous devons nous décider. Ce sera ce soir ou ce ne sera pas »

Martha, passionnée, révoltée, commet ces meurtres pour s’enrichir et pouvoir partir et accéder au bonheur (// La mort heureuse) « Ah mère ! Quand nous aurons amassé beaucoup d’argent et que nous pourrons quitter ces terres sans horizon, quand nous laisserons derrière nous cette auberge et cette ville pluvieuse, et que nous oublierons ce pays d’ombre, le jour où nous serons enfin devant la mer dont j’ai tant rêvé, ce jour-là, vous me verrez sourire »

Le vieux domestique, une ombre sans paroles, mais une ombre très présente, pesante, qui ajoute à la tension dramatique. Sans paroles sauf à la toute fin quand Maria lui demande de l’aider et où il répond violemment « Non ».

Lors de sa création le 24 juin 1944, c’est Maria Casarès qui jouait le rôle de Martha, Hélène Vercors celui de Maria, Marie Kalff celui de la mère, Marcel Herrand jouait le rôle de Jan et Paul Oettly celui du vieux domestique.

3 - Acte I : la mise en place du drame.

Au cœur du drame, l’incommunicabilité, qui nourrit le sentiment de l’absurde, de malaise, d’enfermement.

A Camus l’évoque dans sa préface « Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne parlent pas un langage simple mais en porte à faux »

 

 

 

Incommunicabilité entre Jan, la Mère et Martha

Jan joue au voyageur de passage, il ne dit pas qui il est, il ne sait pas trouver les mots pour se présenter simplement. Ses allusions, quiproquos, essais d’approche « J’ai aussi voulu revoir cette région que j’ai connue autrefois, et dont j’avais gardé le meilleur souvenir » « Pour rester dans un endroit il faut avoir ses raisons, des amitiés l’affection de quelques êtres. Sinon il n’y a pas de motif de rester là plutôt qu’ailleurs » restent vains. La mère ne veut pas le regarder de crainte de ne pouvoir accomplir le meurtre prémédité, Martha toute à la réalisation de son projet, ne regarde pas le passeport qui aurait pu révéler l’identité de son frère (intervention du vieux domestique). Elle instaure des règles de communication qui interdisent toute intimité « En entrant ici, vous n’avez que les droits d’un client. En revanche vous les recevrez tous … Mais vous n’avez pas à vous soucier de notre solitude, comme vous ne devez pas vous inquiéter de nous gêner, d’être importun ou de ne l’être pas. Prenez toute la place d’un client, elle est à vous de droit. Mais n’en prenez pas plus »

Elle interdit à sa mère toute discussion plus personnelle « Mère, vous n’avez pas de raison de raconter ces choses »

Quand Jan aborde le sujet du fils, auquel la mère pourrait réagir en le reconnaissant, la mère dit « Les vieilles femmes désapprennent même d’aimer leur fils. Le cœur s’use Monsieur » la réponse de Jan  « Il est vrai mais je sais qu’il n’oublie jamais », fait réagir durement Martha qui intervient avec violence (en paroles mais également en les séparant physiquement, en se plaçant « avec décision » entre eux) « Un fils qui entrerait ici trouverait tout ce que n’importe quel client est assuré d’y trouver : une indifférence bienveillante … »

Incommunicabilité entre Martha et la Mère

L’une voulant agir vite, la mère souhaitant un sursis. Martha va jusqu’à culpabiliser la Mère « et il faut bien que vous m’y aidiez, vous qui m’avez mise au monde dans un pays de nuages et non sur une terre de soleil »

Incommunicabilité entre Jan et Maria

Jan « Elles m’ont accueilli sans un mot. Elles me regardaient, elles ne me voyaient pas. Tout était plus difficile que je ne l’avais cru »

Maria « Tu sais bien que ce n’était pas difficile. Il suffisait de parler. Dans ce cas là, on dit : c’st moi, et tout rentre dans l’ordre »

Sur le bonheur, Maria sent son bonheur menacé, Jan veut accomplir son devoir : « Partons Jan, nous ne trouverons pas le bonheur ici » «  Ce n’est pas le bonheur que nous sommes venus chercher, le bonheur nous l’avons … le bonheur n’est pas tout et les hommes ont leur devoir. Le mien est de retrouver ma mère, ma patrie ….. »

 

La présence sombre du vieux domestique

Ombre  énigmatique et pesante, lourde, qui est là sans être là, son attitude, son silence viennent ajouter à la sensation de malaise et d’attente « vous avez un domestique bizarre ….il parle donc ? …. Le moins possible et seulement pour l’essentiel …. »

4 - Acte II : la décision

Incommunicabilité toujours, allusions difficilement compréhensibles, doubles sens, colère et découragement.

Dans cet acte deux scènes extrêmement fortes : le face à face entre Jan et Martha (Scène 1) qui s’achève par la décision du meurtre et le dialogue entre la Mère et Jan (Scène 6) qui pourrait aboutir à une reconnaissance mais dont l’issue est la mort.

Rien ne semble encore joué, c’est à l’issue de la première scène que le verdict tombe. Jan, maladroitement, prononce des mots qui pourraient le faire reconnaître. En parlant de la chambre « Elle est particulièrement propre, c’est le plus important. Vous l’’avez récemment transformée n’est-ce-pas ? » Si Martha montre de l’étonnement, elle n’approfondit pas, elle ne peut pas comprendre.

Sur le pays  « Vous n’êtes pas tout à fait juste. Car vous avez l’automne « Qu’est-ce que l’automne » « Un deuxième printemps, où toutes les feuilles sont comme des fleurs » Peut-être en est-il ainsi des êtres que vous verriez refleurir, si seulement vous les aidiez de votre patience » Martha continue de questionner Jan sur son pays, elle ne l’entend pas.

Dans cette scène Martha semble s’ouvrir à l’écoute quand elle fait parler Jan de son pays (P. 201), s’apaiser, elle s’arrête, s’assoit, semble pour un instant se libérer. On retrouve l’évocation chaude et colorée, lyrique,  des paysages méditerranéens décrits dans l’ensemble de l’œuvre d’A. Camus. Mais cette évocation va consolider Martha dans sa décision, elle ne se laisse pas émouvoir, au contraire, il faut qu’elle parte et partir, c’est tuer ce voyageur pour lui prendre son argent. C’est la description de la beauté de son pays, de la mer, de la lumière,  qui va condamner Jan. Dans la dernière scène, alors que tout est joué, Martha dit à sa mère « Et puisqu’il faut vous le dire, c’est lui qui m’y a décidée. J’hésitais. Mais il m’a parlé des pays que j’attends et, pour avoir su me toucher, il m’a donné des armes contre lui ….. »

Dans la scène 6, entre la Mère et Jan, on pourrait imaginer un rapprochement entre eux alors que Jan a décidé de quitter l’auberge et qu’il a déjà bu le thé empoisonné servi par Martha. La Mère pensait pourtant pouvoir le sauver.

Quiproquos et non dits tout au long de la scène, chacun dans son jeu d’acteur, le fils veut parler, la mère n’entend pas l’inimaginable.

Jan « Il m’a semblé sentir chez vous une sorte de bienveillance à mon égard » « Plus tard peut-être je reviendrai. J’en suis même sûr Mais pour l’instant j’ai le sentiment de m’être trompé et de n’avoir rien à faire ici. Pour tout vous dire, j’ai l’impression pénible que cette maison n’est pas la mienne » « Et puis ce n’est jamais facile de revenir dans un pays qu’on a quitté depuis longtemps »« Je tiens aussi à ce que vous sachiez, ce n’est pas comme un hôte indifférent que je quitterai cette maison »

 

3 – Acte III : le dénouement

Les deux femmes et le vieux domestique sont allés noyer Jan. La mère est soulagée d’en avoir terminé, Martha est heureuse. Quand le vieux domestique présente aux deux femmes le passeport de Jan et qu’elles découvrent l’identité du voyageur, leurs réactions sont violentes.

La Mère voit se réveiller tout son amour pour son fils, son cœur sec et dur s’éveille à la douleur, et ne supportant pas l’idée de l’avoir tué, elle décide de se jeter dans le fleuve pour le rejoindre.

Martha le vit comme une trahison. Elle paraît indifférente à la mort de son frère, furieuse,  elle ne montre aucun remord. Elle souffre que sa mère préfère son fils. Elle a cru avoir droit au bonheur, à la joie et à l’amour et se retrouve seule et abandonnée

Elle crie sa révolte et sa souffrance. Martha à la Mère : « Tout ce que la vie peut donner à un homme lui a été donné. Il a quitté ce pays. Il a connu d’autres espaces, la mer, des êtres libres. Moi, je suis restée ici. Je suis restée petite et sombre, dans l’ennui, enfoncée au cœur du continent et j’ai grandi dans l’épaisseur des terres. Personne n’a embrassé ma bouche et même vous, n’avez-vous vu mon corps sans vêtements. Mère, je vous le jure cela doit se payer. Et sous le vain prétexte qu’un homme est mort, vous ne pouvez vous dérober au moment où j’allais recevoir ce qui m’est dû. Comprenez donc que, pour un homme qui a vécu, la mort est une petite affaire. Nous pouvons oublier mon frère et votre fils. Ce qui lui est arrivé est sans importance : il n’avait plus rien à connaître. Mais moi, vous me frustrez de tous et vous m’ôtez ce dont il a joui. Faut-il donc qu’il m’enlève l’amour de ma mère et qu’il vous emmène pour toujours dans sa rivière glacée »

Dans la Scène 2 (P. 231) Martha crie sauvagement sa douleur devant l’injustice du Monde, renie Dieu « Oh, je hais ce monde où nous en sommes réduits à Dieu. Mais, moi qui souffre d’injustice, je ne m’agenouillerai pas. Et, privée de ma place sur cette terre, seule au milieu de mes crimes, je quitterai ce monde sans être réconciliée »

Elle n’est pas touchée par la l’incompréhension et la douleur de Maria (Scène 3). Avec haine elle la pousse vers le désespoir elle veut la détruire et lui délivre son dernier message. L’amour, la joie n’existent pas, pour survivre il faut devenir comme une pierre, ne rien ressentir.

Désespoir décuplé par la réponse du vieux domestique à son appel à l’aide : « Non ».

Le vieux domestique est présent tout au long de la pièce, il assiste, voire participe au drame (Il est caché derrière un rideau quand Jan et Maria arrivent au début du premier acte, il interrompt Martha quand elle est sur le point d’ouvrir le passeport de Jan, c’est lui qui ramasse le passeport quand il tombe de la poche de Jan et qui le remet aux deux femmes ….) Il n’interagit pas avec les autres personnages, sinon silencieusement. Le refus d’aider Maria, son insensibilité, sa passivité, peut appeler une comparaison avec le Dieu de Camus, indifférent à la misère humaine.

 

En conclusion : Le Malentendu dans l’œuvre d’A. Camus

Appartient aux écrits de Camus sur l’Absurde (Contradiction entre les forces cosmiques et l’individu (Paul)). La pièce met en scène des personnages qui cherchent du sens à un monde qui n’en a pas.

Proche de « La mort heureuse ». Martha comme Mersault tue sans regret, sans morale pour atteindre le bonheur qui ne peut exister que par la richesse.

Même descriptions lyriques des paysages méditerranéens, même détestation des pays du Nord.

L’issue ne peut être que la mort.

Lien avec « L’étranger » : le fait divers est cité dans la deuxième partie de « L’étranger ». Meursault comme Jan, est condamné pour ne pas avoir joué le jeu de la société.

Reprise du concept du fils prodigue dans « Le premier homme » : « Non, je ne suis pas un bon fils, un bon fils est celui qui reste ….. »

Toujours l’incommunicabilité : dans « Le premier homme » : « Et ce qu’il désirait le plus au monde, que sa mère lut tout ce qui était sa vie et sa chair, cela était impossible. Son amour, son seul amour était à jamais muet »

 

 O.C. Avril 2014

 

 

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14 avril 2014 1 14 /04 /avril /2014 10:49

CERCLE DES CHAMAILLEURS 
Mardi 4 mars 2014

 

« LA PIERRE QUI POUSSE »
Nouvelle extraite de « L’Exil et le Royaume » d’Albert CAMUS

 

Présentation par Marie-Anne

 

Le recueil « L’exil et le royaume » avec ses 6 nouvelles a été publié en mars 1957, quelques mois avant l’attribution du Prix Nobel de littérature à Albert Camus.

Je vais essayer d’analyser « La pierre qui pousse », la sixième et dernière nouvelle de ce recueil à partir de ma lecture de ce texte mais aussi en m’appuyant sur plusieurs analyses tirées d’internet.
Contrairement aux autres nouvelles du recueil qui se situent en Algérie (pour les 4 premières) et en France pour Jonas, cette nouvelle se situe au Brésil où Camus s’est rendu en 1949.

 

On peut  distinguer cinq parties  :

 

1.— D'Arrast, ingénieur français, accompagné de son chauffeur Socrate, se dirige vers Iguape, ville brésilienne difficile d'accès, où il arrive en pleine nuit.

2. — Le lendemain, l'ingénieur, venu pour construire une digue, est reçu chaleureusement par les notables et avec une certaine hostilité par les noirs pauvres, alors qu'il visite leur quartier près du fleuve.

3. — II retrouve son chauffeur Socrate au Jardin de la Fontaine, qui lui présente un homme désigné comme étant « le coq », noir et pauvre, avec lequel il sympathise. Socrate lui explique le miracle de la pierre locale. Le coq demande à d'Arrast de l'aider à tenir sa promesse de porter le lendemain une grosse pierre lors de la procession.

4. — A l'invitation du coq, d'Arrast assiste la veille de la fête à la cérémonie des noirs, qui se tient dans une grande case du quartier pauvre.

5. — Le lendemain, jour de la procession, le coq, exténué, laisse tomber sa pierre. D'Arrast la soulève et la transporte jusqu'à la case du coq. D'Arrast est enfin accepté sans réserve par les noirs.

 

Le titre de cette nouvelle est la première chose qui retient notre attention, en lui-même et lorsqu'on considère les titres des autres nouvelles du recueil : ceux-ci désignent un personnage ou des personnages : La Femme adultère, Les Muets, Le Renégat, L'Hôte, Jonas.
Par contre, ici, c’est une pierre, objet normalement inerte et qui se met à pousser !
Quel est le caractère spécial cette nouvelle pour qu'elle soit ainsi différenciée par l'auteur ? Malgré le titre du recueil « L’exil et le royaume », on ne trouve pas, dans les nouvelles qui précèdent La Pierre qui pousse, de protagoniste qui réalise un véritable royaume. C'est l'exil qui semble être le destin de chacun des personnages centraux. Même Janine qui paraît être sur le point d'atteindre, grâce à son adultère symbolique, un certain bonheur, une certaine plénitude, revient à la chambre conjugale, son évasion n'étant que passagère. La situation commune aux différents protagonistes de L’Exil est le statut d'étranger, de personnage isolé (sur le plan matériel ou sur le plan psychologique, ou sur les deux à la fois), se trouvant dans l'impossibilité de communiquer avec autrui. En revanche le dénouement de « La Pierre qui pousse » nous donne une impression tout autre en ce qui concerne le statut de d'Arrast, à cause, en particulier, des dernières paroles dites à d’Arrast : « Assieds-toi avec nous ».

Cette phrase prend toute sa signification lorsqu'on la compare à la dernière phrase de chacune des autres nouvelles, où le ton est nettement pessimiste :
— La Femme adultère :
« Elle pleurait, de toutes ses larmes, sans pouvoir se retenir. " Ce n'est rien, mon chéri, disait-elle, ce n'est rien " ».
— Le Renégat :
« Une poignée de sel emplit la bouche de l'esclave bavard ».
— Les Muets :
« II aurait voulu être jeune, et que Fernande le fût encore, et ils seraient partis, de l'autre côté de la mer ».
— L'Hôte :
« Dans ce vaste pays qu'il avait tant aimé, il était seul ».
— Jonas :
« Dans l'autre pièce, Râteau regardait la toile, entièrement blanche, au centre de laquelle Jonas avait seulement écrit, en très petits caractères, un mot qu'on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait s'il fallait y lire solitaire ou solidaire ».
Pour Jonas, il faut peut-être faire une exception. Dans les dernières lignes de la nouvelle, on trouve aussi : « Il se disait que maintenant il ne travaillerait plus, il était heureux. » Et le médecin, après l’avoir examiné déclare : « Il guérira. »
Mais ceci reste ambigu et peut être interprété de plusieurs façons.

 

Les éléments jouent un rôle essentiel dans la pierre qui pousse :

 

- L’eau est très présente dès le début du texte, directement ou sous forme de métaphores :

« Les phares éteints, le fleuve était presque visible ou, du moins, quelques-uns de ses longs muscles liquides qui brillaient par intervalles... ». Par la suite, l'eau s'opposera au soleil et à la lumière qu'elle semble dominer :
- « Dans le ciel noir tremblaient des étoiles embuées » ;
- «... il regardait sans les voir les étoiles exténuées qui nageaient encore dans le ciel humide »
- «... une petite pluie [ ...] dissolvait la lumière des phares... ».

D’Arrast semble trouver inquiétant le pouvoir de cette eau qui se manifeste à la fois en haut et en bas : le ciel est « spongieux », et pour arriver jusqu'à la ville d'Iguape, d'Arrast doit effectuer une « longue navigation à travers un désert rouge ».

 

- Le soleil et la chaleur sont également très présents.
Les éléments de l'eau et de la chaleur y sont d'abord hostiles pour le protagoniste : une « chaleur humide écrasait la ville » et celle-ci « descendait du ciel en flots presque visibles ». Comme si, en effet, ces deux éléments se concertaient, en dépit de leur opposition, pour attaquer le personnage.
Le soleil, lourd et écrasant, est très mal supporté par d'Arrast, comme d’ailleurs par Camus lui-même (élément que l’on retrouve dans pratiquement tous ses textes) : « le soleil [...] rongeait encore [...] les façades aveugles des maisons ».

 

- Mais c’est, bien sûr, la pierre qui constitue l'élément central de la nouvelle et que l’on trouve dès le titre.
On trouve ainsi cet élément dans d’Arrast lui-même qui est un colosse ; la statue de Jésus est en pierre ; le coq tient sa promesse en portant une grosse pierre ; d’Arrast, incarnant toujours la pierre, « remonte de tout son poids la marée humaine ». Camus, par cette métaphore met en parallèle le personnage dans son mouvement dans la foule et la statue de Jésus qui, selon les dires du coq, avait remonté le fleuve. Ce parallélisme est renforcé en ce sens que, tout comme la pierre miraculeuse de la grotte, qui avait poussé, d'Arrast fera « pousser de la pierre » en construisant la digue pour mettre les villageois à l'abri de l'eau. On peut souligner aussi la valeur symbolique du métier du personnage central, dont l'activité (construction de ponts et de routes) a pour but et parfois pour résultat de faciliter la communication et l'entente entre populations et nations.

 

Par ailleurs, certains analystes font le rapprochement de cette nouvelle avec la Première Épître de Saint Pierre. Dans le texte biblique il est dit : « Approchez-vous de lui, la pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie, précieuse auprès de Dieu. Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous à l'édification d'un édifice spirituel [ . . ] » (II, 4-6).
On peut être surpris que Camus, qui est incroyant, utilise à plusieurs reprises les références bibliques : les deux éléments du titre du recueil « L’exil » d’une part et « le royaume » d’autre part sont également des concepts très importants dans la Bible. Il en est de même d’une autre nouvelle du recueil : « Jonas ».

 

On trouve aussi une fusion au niveau des images entre la pierre et l'eau :
 « II pressa le pas, parvint enfin sur la petite place où se dressait la case du coq, courut à elle, ouvrit la porte d'un coup de pied et, d'un seul mouvement, jeta la pierre au centre de la pièce, sur le feu qui rougeoyait encore. Et là, redressant toute sa taille, énorme soudain, aspirant à goulées désespérées l'odeur de misère et de cendres qu'il reconnaissait, il écouta monter en lui le flot d'une joie obscure et haletante qu'il ne pouvait pas nommer ».
Cette expression « flot d'une joie obscure » juxtapose l'euphorie du personnage et une autre composante principale de la nouvelle : l'eau.


Enfin, cette nouvelle contient de nombreuses oppositions.

 

Tout d’abord, une opposition entre le fermé et l’ouvert.
Le fermé est symbolisé, dès le début du récit, par plusieurs éléments : le chemin sinueux que doit emprunter le personnage pour arriver à la ville perdue en pleine forêt vierge : « la route, écrit Camus, tournait et retournait, franchissait de petites rivières sur des ponts de planches bringuebalantes... ». Iguape même est isolé, se trouvant entre la forêt et le fleuve. Lors de la réception au club, le chef de police, ivre mort, refuse d'accepter le passeport de d'Arrast (sous prétexte qu'il est périmé) — ce document, symbole de la communication entre les peuples, de la traversée des frontières, du droit d'entrer dans un pays (un espace) autre que le sien. Plus tard, quand d'Arrast désire voir l'intérieur d'une case, les indigènes se montrent hostiles au début. Au moment de la fête, la veille de la procession, il est toujours en quelque sorte exclu de l'intimité des rites : les danseurs et danseuses se mettent en deux cercles concentriques, le chef noir au centre et d'Arrast à l'extérieur des cercles, près du mur. Le chef place d'autre part une bougie entourée de deux cercles d'eau au centre. D'Arrast a eu beau essayer de pénétrer dans ce monde en traversant le fleuve et de nombreuses rivières, il demeure toujours, du point de vue des noirs du moins, un étranger. D'autant plus qu'à un moment donné, ceux-ci désirent qu'il s'abstienne d'assister à la fin de leur cérémonie, et que le coq  l'invite à quitter la case. Cependant ce fermé, ce refus d'admettre l'élément étranger, ne se manifeste pas uniquement du côté des noirs : d'Arrast lui-même, au début, supporte avec difficulté un climat et une ambiance qu'il a du mal à accepter. Pendant la fête, il « se laissa glisser alors le long de la paroi et s'accroupit, retenant une nausée » ; en sortant de la case, « le continent tout entier émergeait dans la nuit et l'écœurement envahissait d'Arrast. Il lui semblait qu'il aurait voulu vomir ce pays tout entier, la tristesse de ses grands espaces...». Quand Socrate lui demande le lendemain comment il avait trouvé la fête, il répond qu'il « faisait trop chaud dans la case et qu'il préférait le ciel et la nuit ».
Cette situation est pourtant loin d'être absolue : la ville est difficile d'accès, mais d’Arrast y arrive tout de même ; il reçoit un accueil chaleureux auprès des notables qui lui font une réception au club ; il est reçu, malgré l'hostilité des noirs, dans une des cases où on lui offre un verre. Il rencontre le coq, qui, contrairement aux autres noirs, lui présente un « beau visage ouvert qui lui souriait avec confiance » et invite d'Arrast à la grande case pour la fête. Le chef de police, à la suite de son attitude initiale, essaie de réparer sa faute en se montrant très poli à l'égard du protagoniste : « Lorsque d'Arrast descendit, le chef de police se précipita pour lui ouvrir le chemin, tenant toutes les portes ouvertes devant lui ». Et sans oublier la phrase qui couronne la série des manifestations de l'ouvert : « Assieds-toi avec nous », dite à d'Arrast par le frère du coq. Cette invitation à s'asseoir, d'apparence banale, prend tout son sens lorsqu'on s'aperçoit que cette dernière scène qui termine le texte est une variante de la scène de la veille. Le cercle fermé des indigènes se change cette fois-ci en s'ouvrant à d'Arrast.

 

Il y a également dans La Pierre qui pousse une opposition entre le haut et le bas.
Il s'agit tout d'abord d'une division en zone riche et zone pauvre : les notables — les riches — habitent à l'abri du fleuve sur les hauteurs, les noirs, pauvres, habitent les quartiers bas, près de l'eau. Le club des riches se trouve au premier étage. Toutes les fois que d'Arrast est invité par les notables, on le reçoit dans un espace élevé : au club du premier étage pour la réception et pour le déjeuner avec le maire, aux balcons de la maison du juge et de la mairie pour voir la procession. En revanche, d'Arrast effectue plusieurs fois le mouvement haut-bas : dès son arrivée, il demande à visiter les bas-quartiers ; et ses invitations provenant du coq l'amènent au même niveau bas. On l'invite à la grande case des bas-quartiers pour la fête ; on lui montre la grotte dans le Jardin de La Fontaine.
Le passage des notables de la zone riche à la zone pauvre ne se fait pas sans une intervention ironique de la part du narrateur : « le juge qui, à ce moment-là, arrivait en glissant sur ses fins souliers dit qu'ils [les noirs pauvres] aimaient déjà M. l'Ingénieur qui allait leur donner du travail ». Quand d'Arrast demande s'ils sont très indigents, le juge lui répond : « Et vous savez, ils dansent et ils chantent tous les jours ».
D'Arrast fait son va-et-vient entre les deux espaces sans arriver, au début du moins, à accepter le mode d'existence des bas-quartiers : « II lui semblait qu'il aurait voulu vomir ce pays [...]. Cette terre était trop grande, le sang et les saisons se confondaient, le temps se liquéfiait. La vie ici était à ras de terre et, pour s'y intégrer, il fallait se coucher et dormir, pendant des années, à même le sol boueux ou desséché ».
Le début de la scène de la procession, avec sa disposition spatiale — en haut, au balcon, d'Arrast et le juge, en dessous d'eux, l'effigie de Jésus portée par des notables, et en bas la foule : les hommes debout et les femmes à genoux devant le parvis de l'église.
 « Tout d'un coup, des orgues éclatèrent à l'intérieur de l'église. La foule, tournée vers le porche, se rangea sur les côtés de la place Les hommes se découvrirent, les femmes s'agenouillèrent. Les orgues lointaines jouèrent, longuement, des sortes de marches. Puis un étrange bruit d'élytres vint de la forêt. Un minuscule avion aux ailes transparentes et à la frêle carcasse, insolite dans ce monde sans âge, surgit au-dessus des arbres, descendit un peu vers la place, et passa, avec un grondement de grosse crécelle, au-dessus des têtes levées vers lui. L'avion vira ensuite et s'éloigna vers l'estuaire. »
Le narrateur en utilisant cette opposition ciel /terre semble se moquer de la cérémonie ; en outre le détail de l'avion est peut-être une évocation du Saint-Esprit...
D'Arrast, accompagné du juge et du chef de police, change ensuite de balcon pour observer la suite de la procession ; mais peu après, sa sensation de l'espace devient ambivalente : bien qu'il n'apprécie point le bas, il ne se sent pourtant pas plus à l'aise sur son emplacement élevé du balcon : « D'Arrast, à force de regarder la réverbération du soleil sur le mur d'en face, sentit à nouveau revenir sa fatigue et son vertige. La rue vide, aux maisons désertes, l’attirait et l’écœurait à la fois ». Il renonce donc à sa place de spectateur et descend dans la rue à la recherche du coq. En fait, d'Arrast effectue une descente en deux étapes : du balcon à la rue et ensuite (en raison de la défaillance du coq qui laisse tomber la pierre) de la rue de la ville jusqu'aux bas-quartiers et à la case de son ami. Il prolonge ce mouvement en jetant la grosse pierre par terre au centre de la case.
Ce passage du haut vers le bas effectué par d’Arrast, est un acte de solidarité avec les pauvres.

 

Cet acte du protagoniste révèle la dernière opposition contenue dans la nouvelle : entre la pierre de superstition (celle de la grotte), et la pierre de fraternité. Fardeau de d'Arrast et de son ami, cette pierre est la contrepartie du rocher absurde de Sisyphe, homme seul : contrairement à Sisyphe, qui gravit sa montagne et laisse tomber son rocher chaque fois qu'il atteint le sommet, d'Arrast descend la pente menant de la ville aux bas-quartiers, et pose la pierre dans la case de son ami.

 

Ce système d'oppositions, semble être à la base du fonctionnement de La Pierre qui pousse. Le conflit entre le dedans et le dehors, entre pierre et eau, entre l'homme et les éléments, entre l'ouvert et le fermé, entre le haut et le bas, entre pierre superstitieuse et pierre fraternelle, entre l'homme du nord et les hommes du sud, est le noyau même de cette nouvelle.

Par ailleurs, le bonheur de d’Arrast ne se conçoit que sur terre. Il ne va pas porter son offrande dans l’église d’Iguape mais dans la case de son ami. Un des principaux sens de la nouvelle est clair : « Mon royaume tout entier est de ce monde » comme le dit Camus dans L’Envers et l’Endroit.

 


Résumé de la discussion (Paul) :


Après l'exposé assez complet, la discussion démarre difficilement.
Quelques points son cependant soulevés :
- Cette dernière nouvelle de « L'exil et le royaume » a probablement donné le titre à tout le recueil car c'est la seule dans laquelle le héros semble atteindre une certaine paix. La fin des autres nouvelles est plutôt pessimiste.
- Camus est allé au Brésil et on peut retrouver dans cette nouvelle tout ce que Camus a déjà décrit dans son carnet de voyage. Il y a ajouté ce qu'il est.
- On retrouve dans cette nouvelle toute la qualité de la prose poétique de Camus mais ici plus sombre, plus fluide, moins exaltée.
- Dans la fête dans la grande case, l'une d'entre nous a retrouvé toute l'ambiance qu'elle avait ressentie quand elle avait assisté, par deux fois, à des « candomblés » au Brésil. Où d'ailleurs, elle avait aussi été invitée à sortir à un certain moment, ne pouvant assister à la totalité de ce culte proche du vaudou.
- La question a été posée du rapport de la nouvelle avec la religion chrétienne. Elle a été retrouvée à plusieurs niveaux même si le héros, d'Arrast, comme Camus est athée :
o Tout d'abord dans le titre du recueil, sauf qu'ici le royaume est de ce monde.
o Dans la pierre qui est l'objet d'un culte plus ou moins syncrétique : « La bonne statue de Jésus, elle est arrivée de la mer, en remontant le fleuve....Il l'a lavée dans la grotte. Et maintenant une pierre a poussé dans la grotte... Avec le marteau, tu casses, tu casses, tu casses des morceaux pour le bonheur béni. Et puis, quoi, elle pousse toujours, toujours tu casses. C'est le miracle ! »
o Dans la pierre que le coq porte sur la tête, qui va pousser d'Arrast à jouer le « bon samaritain », à encourager le coq, à l'aider et finalement à prendre le relais.
o D'Arrast portera cette pierre dans la case du coq et « sur cette pierre » il va bâtir son intégration. On peut aussi noter que d'Arrast est venu pour bâtir avec des pierres, une digue pour éviter les inondations.
- Lors de sa réception par les notables, d'Arrast est offensé par l'officier de police, ivre, à propos d'une question de passeport. Il est vertement rabroué par le juge. Et les notables lui demandent de prononcer une sanction. Magnanime, d'Arrast arrivera à les convaincre
qu'il ne peut indiquer une punition pour un incident mineur après l'accueil qu'il a reçu. Ce qui, bien entendu, lui vaut des louanges courtisanes.
- Dans le cadre de l'opposition « haut-bas » dont Marie-Anne a parlé dans la présentation, on peut ajouter les oppositions sociales et raciales qui semblent se recouper. Les notables sont blancs, sauf un qui est signalé comme « un noir dans son costume blanc », tous les pauvres sont noirs, et on peut même trouver une hiérarchie entre métis et noir...
- Dans cette société hiérarchisée, D'Arrast est « plus blanc que blanc », descendant d'une famille de seigneurs, il n'est pas le « premier homme », vient de loin, pour apporter son aide et sa science... Il est donc accueilli avec référence par les notables et méfiance par les Noirs.
- Le coq a un rôle particulier : « plus jaune que noir », il est sorti de son milieu, a travaillé sur un bateau, parle espagnol, il invite d'Arrast dans la grande case, qui lui demande de l'aider à tenir sa promesse de porter la pierre dans la procession... et finalement c'est ce lien qui ouvre le cercle à l'étranger.
Finalement, d'Arrast arrive, dans cet exil lointain, à trouver ce royaume que Camus a cherché en vain.
.

 

 

 

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25 février 2014 2 25 /02 /février /2014 18:06

CERCLE DES CHAMAILLEURS

11 février 2014

« Le premier homme » d’Albert Camus (1994)

Présentation par Anne :

Petits rappels : œuvre posthume et inachevée de Camus. Après l'accident qui lui coûte la vie, le 4 janvier 1960, les gendarmes retrouvent dans la serviette de l'écrivain quelques livres, son journal et le manuscrit d'un roman qu'il était en train d'écrire et dont il avait déjà le titre : Le premier homme. Il a fallu 34 ans pour que cet écrit arrive aux lecteurs. Pourquoi ? Tous les amis de Camus qui l'avaient lu de même que sa femme, Francine Camus, étaient formels : il ne fallait pas le publier. Il était inachevé et contenait de nombreuses imperfections, il ne fallait pas donner des arguments aux adversaires de Camus, très critiqué pour ses positions sur l'Algérie. Catherine Camus, sa fille, aurait aussi dit à Francine Camus que l'écrivain était très mécontent de son texte et « qu'il n'aurait jamais voulu qu'on publie ce premier jet ».Mais dans les années 80, Catherine Camus changea d'avis et reprit le manuscrit « 144 pages...parfois sans points ni virgules, d'une écriture rapide, difficile à déchiffrer, jamais retravaillée ». Plusieurs années de travail pour rétablir le texte et de nouvelles hésitations à la publication. Il fut d'abord publié comme le numéro 7 des Cahiers Albert Camus.

Il semble que Camus tenait fortement à ce roman autobiographique. A travers ce roman, il avait l'ambition de raconter le roman de l'Algérie, de la colonisation, des drames de la guerre d'indépendance et il l'appelait, sans plaisanter, son « Guerre et Paix ». Dans ses carnets, on trouve déjà la première notation du roman en 1951 : « à 35 ans, le fils va sur la tombe de son père et s'aperçoit que son père est mort à 30 ans. Il est devenu l'aîné » En réalité, en 1947, Camus âgé de 34 ans, se rend sur la tombe de son père, blessé à la bataille de la Marne en septembre 1914 et évacué à St Brieuc où il meurt à la veille de ses 29 ans. Le premier homme, c'est lui, maintenant qu'il a vu la tombe de son père, mort plus jeune que lui au moment où se déroule la scène. Le roman est donc à la fois autobiographique mais se veut aussi un tableau de l'Algérie.

Il comprend 2 parties : Recherche du père et Le fils ou le premier homme.

A travers différents passages, j'essaierai de voir ce que met en valeur Camus dans sa vie et d'autre part ce qui ressort de l'Algérie, ce qu'il ressent à propos de l'Algérie.

NB : dans le roman, Camus apparaît sous le nom de Jacques Cormery. Sa mère signe « Veuve Camus » ! C'est dire l'aspect inachevé du livre. Le héros du livre apparaîtra donc sous divers noms.

Première partie : Le livre s'ouvre sur la naissance de l'auteur dans la tempête: Jacques Cormery (Ce nom est celui de la grand-mère paternelle de Camus) naît dans un domaine agricole dont son père doit prendre l'exploitation, dans l'est de l'Algérie, non loin de Bône (Annaba actuellement). Lors de la scène de la naissance de « Cormery-Camus », on perçoit déjà un milieu pauvre, un couple paraissant heureux après les tourments créés par la naissance (lecture de la fin du chapitre p.23). Puis l'on passe, 40 ans plus tard à la visite de Jacques à la tombe de son père à St Brieuc et à son émotion devant cette tombe (l.p.29).
Autour de la pauvreté et de l'absence du père va tourner tout le roman.

Après la visite au cimetière de St Brieuc, Camus rend visite à sa mère à Alger. Camus va alors rappeler son enfance pauvre avec une grand-mère autoritaire, une mère effacée et sourde et un frère ou un oncle qui ne paraît qu'à certains moments (l'histoire de la sieste obligatoire p.43-44). Il évoque aussi les jeux des enfants dans le quartier pauvre (.p51-52), le quartier Belcourt.
Les jeux se terminaient parfois très mal, les parents n'étant pas d'accord avec les escapades des enfants et Jacques subissait parfois l'autorité de la grand-mère ( p55-56).

Camus retrouve sa mère avec beaucoup d'émotion, il vante sa douceur, sa coquetterie, son élégance et même ses « absences » (elle va vers la fenêtre et ne semble plus penser à lui). Le thème de la pauvreté apparaît de nouveau devant cette femme qui ne s'est jamais plainte, qui a subi l'autorité de sa mère, l'obligation de travailler dur, mais qui n'a jamais voulu quitter sa maison et son quartier. La mère a même des difficultés à se remémorer l'histoire de la famille. Camus l'interroge sur son mari mort à la guerre qui a appris à lire à 20 ans et qui avait « de la tête » comme Jacques.

Ces retrouvailles aboutissent à la guerre et au petit éclat d'obus resté dans un tiroir qui a causé la mort du père (p65). Avant la guerre en France, le père a fait la guerre au Maroc et s'est révolté contre les actes barbares (p66). Suit alors un long passage où Camus essaie de comprendre cet homme pauvre qu'a été son père (p67-68) et que sa mère a oublié. Le chapitre se termine par une des raisons de la colonisation : une partie de la famille a été chassée d'Alsace par les Allemands.

Le thème de l'école est très important : dans cette partie. Camus pense qu'il lui doit tout et son instituteur, Mr Germain, appelé ici Mr Bernard, devient un « vrai père » pour lui. Cet instituteur est à la fois craint et adoré de ses élèves (p35-36.et p139). Il aime son métier mais n'hésite pas à employer des punitions dures comme le « sucre d'orge » (p142). Jacques sera traité de chouchou de Mr Bernard et se battra pour relever l'affront. Mr Bernard devra aussi persuader la grand-mère de Camus de le laisser, avec d'autres camarades pauvres, se présenter à l'examen des bourses et aller au lycée (p152-153). Lors de sa visite à Alger Camus ira voir son instituteur et en 1957, il le remerciera par une lettre, après le prix Nobel (p 327). L'école, ce sont aussi les copains comme Pierre. C'est aussi le fils d'un soldat mort à la guerre et il vit dans un milieu très pauvre. L'instituteur lui fera passer aussi l'examen des bourses et il suivra la même scolarité que Jacques.

La fin de la première partie est centrée sur la recherche du père et la colonisation. Lors du retour à Alger, l'explosion d'une bombe dans le quartier de Belcourt, les réflexions de la mère sur les « bandits » témoignent d'une période de troubles. J.Cormery décide alors de revenir dans l'est algérien (Mondovi) et de rencontrer des gens qui auraient pu connaître son père. Il revient alors à la ferme où habitaient ses parents : il croise sur la route des jeeps hérissées de fusils et trouve, à la ferme Mr Veillard. Cet homme, la quarantaine, lui dit que ses parents ont tout reconstruit et qu'ils n'ont jamais connu le père de Camus. Mr Veillard père était un vieux colon, à l'ancienne qui n'a pas pu supporter les changements de la situation en Algérie (p167-168). Son fils est moins brutal, il accueille bien Camus et est persuadé qu'après la guerre, colons et Arabes vivront ensemble. La diversité des opinions sur la situation algérienne apparaît ensuite dans la visite que Veillard et Camus rendent à un vieil ouvrier agricole qui aurait pu connaître le père de Camus. Celui-ci ne fait aucun effort de mémoire et reste dans des considérations très vagues sur la guerre, les événements. Le vieux médecin qui a vu naître Camus, se souvient et, avec Veillard rappelle l'histoire de la colonisation (p171-172). Le vieux médecin dit aussi les conditions difficiles dans lesquelles les colons voyageaient de la France à l'Algérie, en particulier sur une frégate appelée le Labrador (p173-174). Ces gens ont eu beaucoup de difficultés à survivre lors de leur arrivée à cause du choléra, du paludisme. Le chapitre se termine sur une évocation lyrique et pessimiste des générations qui se sont succédé dans ce pays « au ciel admirable ». Que va-t-il se passer maintenant ?

Deuxième partie : Le fils ou le premier homme:

Le départ de Jacques au lycée, accompagné de Pierre, est un événement. La mère et la grand-mère regardent le tramway qui va vers le centre d'Alger, les enfants sont vêtus d'habits neufs. Ils se retrouvent isolés, leurs familles ne pouvant comprendre ou suivre ce qu'ils étudient. Jacques éprouve même des difficultés pour remplir les fiches remises au début de l'année : la profession de sa mère lui pose problème, il écrit « domestique » et en a honte, puis il a honte d'avoir eu honte. Il n'arrive pas à répondre sur la question : religion. Sa mère et sa grand-mère ne peuvent signer les imprimés qu'on lui remet. En dehors de Pierre, il a quand même un ami, Didier, qui, catholique très pratiquant, lui fait comprendre ce qu'est une famille française moyenne.

Il remarque que les élèves arabes, peu nombreux dans le primaire, sont inexistants au lycée ; demi-pensionnaire, il passe une longue journée au lycée qui commence par l'attente de Pierre, toujours en retard, et le voyage passionnant en tramway (p194-195). A côté du lycée, les hirondelles (souvent présentes dans l'Etranger) prennent leur départ avant l'hiver. Pendant la journée scolaire, Pierre et Jacques se fondent avec les autres élèves; à la fin, ils se séparent vraiment d'eux pour regagner les quartiers populaires. Ils trouvent peu agréable de changer de professeur suivant la matière enseignée et regrettent leur instituteur. Ils suivent bien, cependant, sont plus ou moins disciplinés en particulier Jacques. Un des grands plaisirs de celui-ci est de jouer au foot, il en oublie le goûter. A la fin du match où il est respecté de tous, une frayeur le prend quand il découvre ses chaussures usées. La fin de la journée à la maison est mélancolique, tout le monde mange en silence... puis Jacques revient à la joie avec la lecture des Pardaillan (.p209).

L'évocation du jeudi et des vacances va encore renforcer les thèmes de l'amitié, la pauvreté et la joie de lire. Les loisirs, c'est aller rendre visite à la mère de Pierre, lingère à Kouba, dans la maison des Invalides. C'est courir dans le vent, dans la nature, c'est aussi aller le jeudi à la bibliothèque municipale. Comme Camus le dit (p224), la lecture lui permet d'échapper à sa vie quotidienne. C'est aussi le foot sur les plages désertes, en hiver.

Pas de vacance s: plus tard la grand-mère envoie Jacques travailler, quand il est plus grand (il n'a que 13ans), chez un quincaillier et le fait mentir : il doit dire qu'il abandonne ses études et restera employé. L'enfant ressent mal ces périodes d'emploi (p244) même s'il donne satisfaction ; mais, ce qui lui coûte le plus, c'est de donner son congé à la rentrée des classes (p 250).

Le dernier chapitre est une sorte de conclusion à cette enfance-adolescence (p256). L'auteur insiste beaucoup sur la pauvreté, comme, quelques pages auparavant, sur le fait d'avoir « grandi » (p252).

Il évoque encore (p257) le pays où il a passé sa jeunesse et dans lequel il perçoit de nombreux changements. Les colons ne comprennent pas ce qui se passe, certains disent qu'ils ne pourront que mourir en Algérie. Camus lui-même est habité par la tragédie algérienne quand il écrit son manuscrit.

On peut s'étonner que dans ce livre la maladie, la tuberculose, n'apparaisse que très peu. La religion tient peu, de place, l'enfant fait la communion en hâte, ceci ne doit pas gêner ses études, tout le monde fait la communion, il la fera. Le frère aîné de Camus n'est évoqué que par moments et il est parfois confondu avec l'oncle.

Ce qui frappe, aussi, c'est, comme le dit un des biographes de Camus, l'angoisse qu'il ressent sans cesse à propos de l'Algérie.

 

Résumé de la discussion (Michel) :

 

La question est posée de savoir ce que l’on trouve d’autobiographique dans les autres ouvrages de Camus et que l’on ne trouve pas dans « Le premier homme ». D’après mes notes, il n’a pas été répondu à cette question durant la discussion.

On peut penser que ce n’est pas le même homme qui a, par exemple, écrit « L’étranger » (paru en 1942) et « Le premier homme » écrit, tout au moins les derniers paragraphes, à la fin des années 1950.

 

A propos du titre de l’ouvrage : « Le premier homme », beaucoup d’éléments ont été avancés :

Qui est « le premier homme » ?  Tout homme est le premier homme.

Pour Camus, c’est comme si son père n’avait pas existé. Il est mort quand il avait quelques mois, il ne l’a donc pas connu et ses recherches, conduites quand il était déjà adulte pour essayer de découvrir qui était cet homme, n’ont pas abouti. Les témoins de l’époque (à Mondovi où Camus est né en 1913 ou à Alger) avaient disparu ou n’en avaient qu’un très vague souvenir.

Ce père ne l’a pas élevé et c’est comme s’il n’avait pas eu de descendance.

Rappelons également ce que ressent Camus lors de sa visite au cimetière de Saint-Brieuc : « Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. »

Il en est de même des colons qui peuvent être considérés comme des  premiers hommes. Dans « Le premier homme », le seul qui est issu d’une vraie famille (bourgeoise) avec descendance, c’est son ami Didier.

Avec les colons, on est comme dans un western, où les Arabes auraient pris la place des

Indiens. On peut parler de « la saga du peuple pied noir ».

Camus était conscient qu’il n’y avait pas d’avenir en Algérie, ni pour lui ni pour les pieds noirs. N’a-t-il pas été cependant à la recherche d’une troisième voie entre l’Algérie algérienne et l’Algérie française ?

 

On note l’absence de contacts, d’échanges, avec les Arabes dans la plupart des ouvrages de Camus ou bien les contacts ou les échanges sont réduits au minimum ou à peine évoqués.

Camus lui-même ne parlait pas l’arabe.

 

Il nous dit par ailleurs : « Je vais parler de ceux que j’aime et seulement de ceux-là ».

Camus est le fruit typique de l’école publique française, laïque et obligatoire et de l’universalisme à la française.

En 1939, il publie cependant une série d’articles dans Alger républicain où il est journaliste, sur la misère en Kabylie. Mais peut-on parler ici de paternalisme ?

Par ailleurs, Camus est un des rares journalistes français à dénoncer la répression et les massacres de Sétif en 1945.

 

Camus lui-même est issu d’une famille pauvre, ce qui semble lui avoir porté préjudice dans sa carrière mais ne l’a pas conduit à un véritable militantisme.

Parmi les personnages marquants du « premier homme », on souligne le rôle et la personnalité de la grand-mère qui est le plus souvent présentée comme très sévère mais qui est aussi celle par qui la famille a tenu debout.

 

On souligne par ailleurs la longueur des phrases dans cet ouvrage. Cela s’explique par le fait que le manuscrit de Camus ne contenait pratiquement pas de ponctuation. Celle-ci aurait été ajoutée ultérieurement par sa fille en vue de la publication.

Il s’agit, comme l’a souligné Anne, d’un livre inachevé.

 

Enfin, ce manuscrit permet également d’entrer dans la construction d’un ouvrage de Camus avec, par exemple, les variantes écrites en superposition dans le texte original mais surtout les éléments qui figurent dans les annexes.

 

 

Voir également l’article rédigé sur son blog par Paul Oriol et intitulé : « Une révision déchirante. A propos du Premier homme d’Albert Camus. » (janvier 2014)

 

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26 janvier 2014 7 26 /01 /janvier /2014 16:55

CERCLE DES CHAMAILLEURS

Vendredi 13 décembre 2013

 

A propos de « L’étranger » d’Albert Camus (Paul)

 

à Jean B.

 

Quand j'ai découvert L’Étranger, l'émerveillement. Pour la première fois, j'ai senti à quel point l’écriture était en accord avec le récit pour exprimer, avec la même force, l'extranéité, « l'étrangeté » au monde du héros. Impression retrouvée à chaque nouvelle lecture.
A propos de La Chute, Albert Camus a dit « J'ai adapté la forme au sujet ». Cela paraît encore plus vrai pour L’Étranger. Nombreux sont ceux qui ne peuvent en oublier les premières phrases.

 

 Certains ont voulu faire de La mort heureuse, le brouillon de L’Étranger. Mais La mort heureuse est seulement un premier essai de roman, abandonné par Camus et non publié de son vivant. A la lecture de ces deux livres, on ne peut qu'être frappé par la différence des styles. Prose poétique, lyrique, de La mort heureuse, sécheresse de L’Étranger, dés les premières lignes. Mais l'écriture de L’Étranger ne se limite pas à cette sécheresse.

Il suffit pour le vérifier de comparer les premières : « Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. »

Et les dernières lignes du livre : « Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. »

 

Camus ne se contente pas seulement de la relation factuelle, aux phrases courtes, sèches. Il entretient le sentiment d'étrangeté, il maintient le lecteur à distance en utilisant aussi le style indirect.

« Il [le juge d'instruction] a voulu savoir si j'avais choisi un avocat. J'ai reconnu que non et je l'ai questionné pour savoir s'il était absolument nécessaire d'en avoir un. « Pourquoi ? » a-t-il dit. J'ai répondu que je trouvais mon affaire très simple. Il a souri en disant « C'est un avis. Pourtant, la loi est là. Si vous ne choisissez pas d'avocat, nous en désignerons un d'office. » J'ai trouvé qu'il était très commode que la justice se chargeât de ces détails. Je le lui ai dit. Il m'a approuvé et a conclu que la loi était bien faite. »...

« Les gendarmes m'ont dit qu'il fallait attendre la cour et l'un d'eux m'a offert une cigarette que j'ai refusée. Il m'a demandé peu après « si j'avais le trac ». J'ai répondu que non. Et même, dans un sens, cela m'intéressait de voir un procès. Je n'en avais jamais eu l'occasion dans ma vie ».

Les paroles sont rapportées et en plus, Meursault commente « objectivement », par petites phrases, la situation ou les échanges avec des réflexions logiques, de « bons sens ». Il s’efforce, à chaque fois, y compris dans des situations de tension, de rester au plus près de la vérité, sans ajouter de considérations sentimentales. Comme s'il n'était pas question de lui-même. Ici de son procès.
On peut retrouver une forme proche de celle de L’Étranger dans la façon dont le « narrateur », derrière lequel se cache le Docteur Rieux, écrit la chronique de  La Peste.

A cause du style et du personnage de Meursault dans L’Étranger, on a voulu faire de Camus, le précurseur du nouveau roman. Mais pour Alain Robbe-Grillet, « Seuls les objets déjà chargés d'un contenu humain flagrant sont neutralisés avec soin... » mais, « la campagne est 'gorgée' de soleil, le soir est 'comme une trêve mélancolique', la route défoncée laisse voir la 'chair brillante' du goudron, la terre est 'couleur de sang', le soleil est une 'pluie aveuglante'... «  le principal rôle est occupé par la Nature »... et« Le monde est accusé de complicité d'assassinat. » Les petites choses sont neutralisées, la nature éclate, surhumaine.

Comprendre, le mot revient plus de 60 fois. Comprendre les choses, les faits de la vie quotidienne, mais que peut la faible raison humaine face à la toute puissance du monde, de la nature, le soleil pousse-au-crime : le soleil cité plus de 40 fois, surtout dans la première partie du livre.

Pour Camus, le sentiment d'étrangeté, l'absurde naît d'une « confrontation de l'homme et du monde, entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde  », du « divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor », du «désir éperdu de clarté » devant un monde incompréhensible. L'homme muni de sa seule raison, « Cette raison si dérisoire, c'est elle qui m'oppose à toute la création. »

Dans sa cellule de condamné à mort, Meursault décrit les affres de tous les condamnés à mort. Il sent, à la fois, l'intensité de la vie, par bouffées, dans tout son corps et la force implacable de la ridicule justice des hommes qui l'a condamné à mort. Ridicule car tous les hommes sont condamnés à mort. L'échafaud n’est qu'un des instruments pour accomplir l'inévitable destin de l'homme.

Meursault, après avoir rejeté avec colère l’aumônier qui voulait le ramener à Dieu, vidé de toutes les illusions humaines, passé de l'autre coté, peut s'ouvrir «  pour la première fois à la tendre indifférence du monde ». Pour que sa mort soit réussie, il faut que la machine des hommes continue à jouer son rôle de rejet, d'exclusion, « avec des cris de haine ».

  Au delà de raisons philosophiques, peut-on trouver dans la vie de Camus des événements, des circonstances qui pourraient expliquer la force de ce sentiment d'étrangeté ?

Une première source, dés son tout jeune âge, dans sa vie familiale. Né en novembre 1913, dans une famille très pauvre, Camus n'a pas connu son père, mort en octobre 1914 des suites d'une blessure de guerre. Il sera élevé.par une mère à moitié sourde, analphabète, femme de ménage et surtout par une grand-mère autoritaire autant avec lui qu'avec sa mère.
De multiples citations peuvent étayer cette première proposition. Dans un brouillon de L'Envers et l'endroit, Camus écrit : « Il y avait une fois une femme que la mort de son mari avait rendue pauvre avec deux enfants. Elle avait vécu chez sa mère, également pauvre, avec un frère infirme qui était ouvrier. Elle avait travaillé pour vivre, fait des ménages, et avait remis l'éducation de ses enfants dans les mains de sa mère. Rude, orgueilleuse, dominatrice, celle-ci les éleva à la dure. » (Album Camus, Roger Grenier, cité par Wikipedia).
Et aussi : « Il commence à sentir beaucoup de choses. À peine s’est-il aperçu de sa propre existence. Mais il a mal à pleurer devant ce silence animal. Il a pitié de sa mère, est-ce l’aimer ? Elle ne l’a jamais caressé puisqu’elle ne saurait pas. Il reste alors de longues minutes à la regarder. À se sentir étranger, il prend conscience de sa peine. Elle ne l’entend pas, car elle est sourde. Tout à l’heure, la vieille rentrera, la vie renaîtra... Mais maintenant, ce silence marque un temps d’arrêt, un instant démesuré. Pour sentir cela confusément, l’enfant croit sentir dans l’élan qui l’habite, de l’amour pour sa mère. Et il le faut bien parce qu’après tout c’est sa mère. » (L'envers et l'endroit, 1937).

Dés son enfance, dans son milieu familial, il se sent « étranger » et la dernière phrase ci-dessus annonce déjà le style de « L’Étranger » : il « croit sentir de l'amour pour sa mère. Et il le faut bien parce qu'après tout c'est sa mère. »

Distingué et poussé par son instituteur, auquel il rendra hommage, quand il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1957, il sera reçu au concours des bourses ce qui lui permettra de continuer les études malgré l'opposition de sa grand-mère. Au lycée Bugeaud d'Alger, Albert Camus, demi-pensionnaire, échappe à son milieu « naturel », se retrouve avec des enfants plus favorisés : « J'avais honte de ma pauvreté et de ma famille… Auparavant, tout le monde était comme moi et la pauvreté me paraissait l'air même de ce monde. Au lycée, je connus la comparaison », (Notes pour un roman, citées par Roger Grenier, 1982, cité par Olivier Todd, 1996, Wikipedia).

Étranger dans le milieu familial, honteux dans le milieu lycéen, la nature, la maladie, va contribuer encore à son isolement. En 1930, à l'âge de 17 ans, à l'adolescence, au moment où tout est indécis, la tuberculose le sépare, une nouvelle fois, des siens, de ses copains, de l'équipe de football où il avait trouvé sa place. Elle l'empêche de vivre et de suivre ses études comme les autres. Encore « isolé », au propre comme au figuré, il est confronté à la mort, la sienne et celle des autres malades - la tuberculose, maladie surtout des pauvres, pouvait être mortelle à l'époque.
Plus tard, une rechute l'empêchera aussi de présenter l'agrégation et, nouvelle exclusion, il sera rejeté par l'armée qui refuse son engagement en 1939.

Fidèle à son origine sociale et à ses convictions, Albert Camus militera pendant deux ans au Parti communiste, bref passage, et il s'en écarte ou en est exclu. Une fois de plus, la greffe n'a pas pris.

Comment ne pas éprouver un sentiment de forte solitude après ces ruptures répétées, cette proximité avec la misère et la mort, pendant toute sa formation, en contradiction avec la belle indifférence de la terre algérienne, gorgée de soleil, de couleurs et d'odeurs ?

 

Certains ont voulu trouver une origine politique à ce sentiment d'étrangeté. Par sa situation d'étranger dans son propre pays, l'Algérie, étranger à la majorité de la population colonisée, en « porte-à faux », mal à l'aise, par son origine sociale, dans le milieu européen. Finalement, doublement minoritaire.

Partant de l'absence ou de la rareté de personnages algériens, arabes, musulmans, dans son œuvre littéraire, le sentiment d'étrangeté de Camus a été mis en relation avec sa situation de pied-noir, d'étranger en Algérie. Ainsi Ahmed Taleb Ibrahimi : « Je n’irai pas jusqu’à dire, avec certains, qu’en tuant l’Arabe, Meursault, et partant Camus, se défoule d’un complexe de petit blanc contracté depuis que sa mère fut brutalisée par un Algérien dans leur maison de Belcourt. Mais je pense qu’en tuant l’Arabe, Camus réalise de manière subconsciente le rêve du pied-noir qui aime l’Algérie mais ne peut concevoir cette Algérie que débarrassée des Algériens ».(http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=33

 

Dans l’œuvre littéraire de Camus, si l'Algérie est omniprésente par ses villes, Alger, Oran, ses sites, particulièrement Tipaza, sa nature, le soleil, la mer, et décrite de façon lyrique, le peuple algérien en est presque absent. Et quand des Algériens apparaissent, c'est de façon impersonnelle, anonyme, sans nom patronymique et même sans prénom : « l'arabe » ou la « mauresque ». De façon paradoxale, Camus qui se proclame algérien, ne parle des Algériens que sous le terme d'arabe alors qu'il connaît la diversité ethnique de l'Algérie.

Dans La Peste, son roman le plus célèbre, avec L’Étranger, Camus décrit une épidémie à Oran. Contacté par un journaliste « envoyé d'un grand journal de Paris », Raymond Rambert, qui veut faire un reportage sur l'état sanitaire du peuple algérien, le Docteur Rieux, narrateur et principal personnage du roman, refuse de témoigner. Parce que le journaliste ne veut pas s’engager à dire toute la vérité sur la désastreuse situation sanitaire de cette population. Parce qu'il refuse de porter une « condamnation totale » dont il pense qu'elle serait sans doute « sans fondement ». Ensuite, tout le roman tournera autour de la population européenne, aux noms français ou espagnols. Certes, La Peste est une allégorie mais située à Oran et dont le peuple algérien est absent. Qui meurt pendant La Peste ? Peut-être des « Arabes » mais ce n'est dit nulle part !

Dans L’Étranger, apparaissent des images bien différentes des Algériens, plus positives dans la seconde partie que dans la première.

A la maison de retraite de la mère de Meursault, apparaît « une infirmière arabe ». « A la hauteur du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du bandeau dans son visage. »... « A ce moment, le concierge m'a dit : 'C'est un chancre qu'elle a'

Après l'enterrement de la mère de Meursault, l'auteur décrit son milieu, ses relations de travail, son quartier, ses fréquentations, sa rencontre avec Marie... Dans son petit monde, toutes ses relations sont européennes, avec des noms, ici aussi, d'origine française ou espagnole. Parmi elles, Raymond Sintès, nom d'un « ami », aux fréquentations douteuses, habitant le même immeuble que Meursault, qui va le conduire au meurtre. (Sintès est aussi le nom de jeune fille de la mère de Camus). Un meurtre commis, presque par hasard, sans haine, sans motif réel, pour un coin d'ombre sur la plage - une portion du territoire algérien ?

Raymond Sintès, le voisin, a une maîtresse : « Quand il m'a dit le nom [que le lecteur ne connaîtra pas] de la femme, j'ai vu que c'était une Mauresque. ». C'est à cause des relations avec cette Mauresque qu'il frappe, que son « ami » a des problèmes avec les Arabes. Qui le suivent. Qui les regardent « en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts ». Qui se retrouveront à la plage où aura lieu le drame lors d'une altercation qui aurait dû rester banale, sans la pression du soleil.

Dans la seconde partie, Meursault retrouve des Arabes lors de son emprisonnement :  « Le jour de mon arrestation, on m'a d'abord enfermé dans une chambre où il y avait déjà plusieurs détenus, la plupart des Arabes. Ils ont ri en me voyant. Puis ils m'ont demandé ce que j'avais fait. J'ai dit que j'avais tué un Arabe et ils sont restés silencieux. Mais un moment après, le soir est tombé. Ils m'ont expliqué comment il fallait arranger la natte où je devais coucher. En roulant une des extrémités, on pouvait en faire un traversin. »
Isolé ensuite, il ne reverra des Arabes qu'au parloir où des « Mauresques » viennent les voir. Il observe les comportements. Dans le brouhaha du parloir, certains parlent fort, les Européens, « à cause de la distance entre les grilles » qui les séparent. Tandis que « la plupart des prisonniers arabes ainsi que leurs familles s'étaient accroupis en vis-à-vis. Ceux-là ne criaient pas. Malgré le tumulte, ils parvenaient à s'entendre en parlant très bas. Leur murmure sourd, parti de plus bas, formait comme une basse continue aux conversations qui s'entrecroisaient au-dessus de leurs têtes ».

Meursault ne parlera plus des Arabes. Et lors du procès, si tous ses amis apparaissent à la barre en témoins, aucun témoignage des amis de l'Arabe assassiné n'est rapporté.

Comment expliquer cette quasi absence des Algériens, Arabes ou Juifs d'ailleurs, ou cette séparation des populations ? Simple constat de la situation réelle en Algérie ? De Camus en Algérie? Pourquoi aucune œuvre de Camus ne se déroule-t-elle  jamais en milieu algérien ? Avec des personnages algériens ? Ce n'est pas que Camus ignore le peuple algérien et sa pauvreté. Son engagement au Parti communiste témoigne de son intérêt pour lui, de même que les onze articles «  Misère en Kabylie » que, journaliste à Alger républicain, « le journal des travailleurs », il a écrits en1939.

 

Comment expliquer une telle séparation de Camus, le militant, et de Camus, l'homme de lettres.
La lettre qu'il a envoyée à son instituteur lors de l'attribution du prix Nobel en témoigne. Il est le fruit, social et politique, de l'école publique dans un département français d'Algérie. Cette école de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de l'universalisme... français. Dans ses Carnets, il note à l’automne de 1950 : « Oui, j’ai une patrie : la langue française.» Pas seulement. Et cette langue française est minoritaire, peu partagée, à l'époque, par les Algériens. Camus n'apprend pas l'arabe. Cette école de la méritocratie républicaine ne l'empêchera pas, bien au contraire, de prendre conscience de la misère des Algériens qui ne pourra être combattue, efficacement selon lui, que par l'intégration dans la République. Elle lui permettra de prendre conscience de l'injustice faite à la population algérienne mais lui rendra très difficile la prise en considération du peuple algérien, de la nécessaire séparation, la solution ne pouvant être que dans la justice française : « Mon préjugé est que la France ne saurait être mieux représentée et défendue que par des actes de justice » (Préface d'Actuelles III). Par son engagement, il peut aller au peuple « arabe » mais, par son origine, il appartient à la partie européenne, française du peuple algérien.

Ce n'est pas du nationalisme, du moins du nationalisme étroit. Plutôt de l'universalisme abstrait, français de 1789 enseigné par l'école et qui a quelques difficultés à s'appliquer à l'Algérie. D'où sa grande difficulté à reconnaître l’existence d'un peuple algérien : « Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères, auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle »  Comme Ferhat Abbas, une autre réussite de l'école du mérite, qui a pu dire : « J’ai beau scruter, interroger les cimetières algériens, nulle part je ne trouve trace de la nation algérienne ». Découverte tardive du fait de leur éducation, pour l'un et pour l'autre. Par leur situation, ils n'auront pas la même trajectoire.

Quand Camus se rapproche des nationalistes, c'est, normalement, comme la majorité de la gauche française à une certaine époque, de Messali Hadj, le père du nationalisme algérien et des messalistes avec lesquels il aura des relations suivies.
S'il a bien compris, depuis longtemps, que le danger de l'immobilisme de la politique française pouvait mener à la violence en Algérie, il ne reconnaîtra l'existence d'un peuple algérien, paradoxalement et, comme beaucoup, qu'à la suite des actions du FLN dont il ne pourra accepter la radicalité ni de la position, ni des méthodes même.

Lors d’une rencontre avec des étudiants suédois, un jeune algérien lui reproche son silence sur ce qui se passe en Algérie. En réalité, de ne pas prendre position en faveur de la lutte du peuple algérien pour son indépendance au nom de la justice. Sa réponse a été diversement rapportée et commentée. «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère.»Dans le compte rendu du Monde, cette phrase devient : «Je crois à la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice.» Et habituellement, encore plus simplifié : «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.» Au delà du glissement des mots, il y a un important changement de sens.

  Du fait de sa formation, de ses origines, de son attachement à une solution française, il ne pourra jamais faire le saut et condamner la France coloniale. Il ne pourra envisager pour l'Algérie qu'un avenir dans un cadre français amélioré. Ce qui permettra à tous ceux qui ont empêché toute amélioration de ce cadre, qui se réclament encore aujourd'hui de l'Algérie française, y compris de l'OAS, de vouloir l'annexer cinquante ans après l'indépendance.

  Le livre est paru en 1942. Il fait partie selon Camus de sa tétralogie de l'absurde avec l'essai Le Mythe de Sisyphe et les pièces de théâtre Caligula et Le Malentendu.
Luchino Visconti a fait une adaptation cinématographique de L’Étranger en 1957, Jacques Ferrandez une bande dessinée (Gallimard) en 2013 et une adaptation théâtrale, mise scène de Sissia Buggy, est actuellement à l'affiche à Paris.
En 1978, L’Étranger a inspiré au groupe The Cure une chanson dont le titre, malheureux, Killing an Arab, a fait problème (Ce titre a été plusieurs fois modifié par la suite en Kissing an Arab ou Killing another ou Killing an Englishman). Voici le texte de la chanson.

 

Killing An Arab 

Tuer Un Arabe

 

Standing on the beach
With a gun in my hand
Staring at the sea
Staring at the sand
Staring down the barrel
At the arab on the ground
I can see his open mouth
But I hear no sound


[Chorus]
I'm alive
I'm dead
I'm the stranger
Killing an arab

I can turn
And walk away
Or I can fire the gun
Staring at the sky
Staring at the sun
Whichever I chose
It amounts to the same
Absolutely nothing

[Chorus]

I feel the steel butt jump
Smooth in my hand
Staring at the sea
Staring at the sand
Staring at myself
Reflected in the eyes
Of the dead man on the beach
The dead man on the beach

[Chorus]

 

 

Debout sur la plage
Un pistolet à la main
Je fixe la mer
Je fixe le sable
Je fixe le canon
Sur l'arabe à terre
Je vois sa bouche ouverte
Mais je n'entends aucun son

 

[Refrain]
Je suis en vie
Je suis mort
Je suis l'étranger
Qui tue un arabe

Je peux me retourner
Et m'en aller
Ou je peux tirer avec le pistolet
Je fixe le ciel
Je fixe le soleil
Quoi que je choisisse
Cela revient au même
Absolument rien

 

  [Refrain]

Je sens le sursaut de la crosse d'acier
Lisse dans ma main
Je fixe la mer
Je fixe le sable
Je me regarde fixement
Dans le reflet des yeux
De l'homme mort sur la plage

L'homme mort sur la plage

[Refrain]

 

Cette chanson n'est en aucun cas raciste. Paroles et traduction de «Killing An Arab» (Wikipedia)

 

 

 

 

 

 

Compte-rendu de la présentation et de la discussion (Olga) :

 

Paul démarre sa présentation en nous faisant écouter « Killing an arab » de The Cure . (Cette introduction avait été choisie par Jean Belmas qui, à l’origine, devait présenter ce récit).

Rappel du film de Visconti avec M.Mastroiani et présentation de la B.D. sortie en début d’année.

 

La présentation de Paul s’articule autour de 3 thèmes principaux :

-         La forme et le fond : le style de « L’Etranger »

-         Le double fond : absurde/étrangeté

-         Pourquoi Camus « étranger »

(l’exposé se trouve sur le blog)

 

Le style :

Adaptation forte entre la forme et le sujet (changement de style d’écriture selon le sujet, entre la première et la deuxième partie, entre la description du quotidien et les descriptions lyriques de la nature).

Le style indirect ajoute à la distance, réflexion par rapport à ce qui se passe, quelqu’un qui est lui, vu par lui. Est-ce ce qui a pu faire dire que Camus était le père du nouveau roman ?

Influence du roman américain : phrases courtes, rythmées.

Langue à la fois littéraire et extrêmement populaire « il m’a dit …. Je lui ai dit …. Et alors ….. »

 

Absurde/étrangeté :

Camus approfondit sa réflexion sur « L’absurde » dans trois écrits complémentaires : un récit « L’étranger », un essai « Le mythe de Sisyphe », une pièce de théâtre : « Caligula ».

Difficile d’aborder « L’étranger » sans parler du mythe de Sisyphe.

L’absurde : un homme qui cherche du sens dans un monde qui n’en a pas.

Pourquoi « étranger » ?

Camus s’est constamment senti exclu donc étranger : il n’a pas connu son père, sa mère est murée dans le silence, sa grand-mère est autoritaire et dure, il a honte de sa pauvreté au lycée, dès l’adolescence il est confronté à la mort à cause de sa tuberculose, à cause de sa maladie  il est réformé pour la guerre, il est exclu du P.C. ….

Pourquoi 4 coups de pistolet ? Aucune rationalité, absurdité : contradiction entre les forces cosmiques et l’individu.

La Pleïade : Meursault est étranger à sa vie, à la société telle qu’on la conçoit habituellement : mariage, ambition professionnelle.

Camus avant de choisir le titre « L’étranger » avait pensé à d’autres propositions : « L’étranger ou la pudeur », « Un homme heureux », « Un homme libre », « Un homme comme les autres ».

 

A.Camus et l’Algérie :

Français d’Algérie, fils de l’école de la République, Camus ne croyait pas à une Algérie indépendante. Sa patrie était l’Algérie, l’Algérie Française.

On ne trouve pas les algériens dans l’œuvre littéraire de Camus.

Ses articles dans « Alger Républicain » dénoncent la misère en Kabylie et appellent une réponse sociale à cette situation, Camus n’y voit pas les racines de la révolte.

 

Echange sur la guerre d’Algérie : c’est à partir de cette guerre que s’est construite notre pensée politique, notre militantisme. C’est ce qui a motivé Paul, Anne, Michel de partir en coopération en Algérie.

 

En conclusion :

Le récit est présenté par Paul, qui ne s’est pas uniquement centré sur le roman, comme une illustration de la philosophie de l’absurde de Camus. Impossible de parler de « L’étranger » sans s’appuyer sur le « mythe de Sisyphe ».

 

Pour compléter notre lecture et notre réflexion, soirée théâtre à l’Espace du Marais où était joué « L’étranger » :

 

Mise en scène rudimentaire. Interprétation très près du texte, par des acteurs très présents, déclamant, proclamant. Le seul acteur qui sort son épingle du jeu est l’acteur qui joue le rôle de Sintès. Le jeu de l’acteur qui joue Meursault est trop extériorisé. L’esprit de la pièce ne passe pas.

Paul souligne que la première page du récit est impossible à jouer.

Des erreurs dans le texte, des trous de mémoire, des oublis ….

Ironie : accompagnement par de la musique arabe !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 janvier 2014 1 13 /01 /janvier /2014 10:47

CERCLE DES CHAMAILLEURS

13 décembre 2012

« OSCAR ET LA DAME ROSE », Roman d’ERIC EMMANUEL SCHMITT

Présentation par Yvonne :

Ce roman parle d'un jeune garçon nommé Oscar qui vit à l’hôpital, car il souffre d'une leucémie. Il a dix ans, mais il pense qu’il a l’air d’en avoir sept et que sa tête ressemble à un Crâne d’Œuf à cause de son cancer. Il fait la connaissance de Mamie-Rose, la « dame rose », qui travaille là pour divertir les enfants malades. Elle encourage Oscar à écrire des lettres à Dieu. Ces lettres ont été conservées par Mamie-Rose. Elles décrivent 12 jours de la vie d’Oscar, 12 jours cocasses, poétiques, pleins de personnages drôles et émouvants.

Bien qu’il ne croie pas vraiment que Dieu existe, il le fait et lui demande un vœu par jour. Pour aider Oscar à prendre plaisir au reste de sa vie, Mamie-Rose lui propose de faire la connaissance de chaque étape de la vie en inventant un jeu dans lequel un jour compte pour 10 ans. Dans le reste du roman, quand on parlera de son « âge », Oscar a 10 ans de plus à chaque lettre. Un jour, Oscar entend le Dr Düsseldorf dire à ses parents que sa mort est inévitable. Durant son « adolescence », il tombe amoureux de Peggy Blue, une fille qui a un problème de sang. Oscar prend la décision de la protéger contre les fantômes ; il va la voir et l’embrasse et Oscar demande à Dieu de se marier avec elle. À ses « trente ans », Oscar et Peggy se marient. Peggy est opérée ce jour-là, l’opération est réussie, et là Oscar fait la connaissance de ses « beaux-parents ». Quand ils partent, ils lui confient leur fille. À la fin de cette journée, il a 40 ans. Quand Sandrine raconte à Pop Corn qu’Oscar et elle se sont embrassés, Pop Corn le rapporte à Peggy qui rompt avec Oscar. Puis Brigitte, une trisomique, vient dans sa chambre et l’embrasse. Tout l’étage le traite de cavaleur à cause de ça. Mais Oscar aime toujours Peggy et Mamie-Rose essaye de lui redonner du courage. À la fin de la journée il a 50 ans. Le jour de Noël, Oscar se réconcilie avec Peggy Blue. Quand il voit ses parents il organise sa fugue. Il se cache dans la voiture de Mamie-Rose. Quand il sonne à sa porte après un sommeil dans la voiture, elle est étonnée et elle le persuade de téléphoner à ses parents qui le cherchent. Mamie-Rose lui donne une statue de la Vierge Marie parce qu’Oscar trouve qu’elle ressemble à Peggy. De 70 à 80 ans Oscar passe le temps à réfléchir sur la vie, la mort, Dieu et la foi avec l’aide de Mamie-Rose. Finalement Oscar prend la dette du docteur Düsseldorf qui a des sentiments de culpabilité parce qu’il ne peut pas le guérir. Après, un moment difficile commence pour lui car Peggy rentre chez ses parents. Enfin Oscar reçoit la visite de Dieu. À ce moment-là, Oscar comprend la différence entre Dieu et les hommes. À cent ans, il essaie d’expliquer à ses parents que la vie est un drôle de cadeau. Cette lettre est la dernière d’Oscar. Il meurt, quand Mamie-Rose et ses parents vont prendre un café, parce qu’il veut leur épargner cette vision. Les trois derniers jours, Oscar pose une pancarte sur sa table de chevet, disant «Seul Dieu à le droit de me réveiller.» Finalement, il meurt à « 110 ans ». A noter qu’Eric Emmanuel Schmitt a travaillé comme kinésithérapeute dans une clinique pédiatrique.

Yvonne nous a lu les passages qui lui ont paru illustrer le mieux les derniers jours de la vie d’Oscar.

(Texte rédigé à partir des notes d’Yvonne et de WIKIPEDIA).

Résumé de la discussion par Paul :

Prendre la parole après la lecture d'Yvonne de quelques extraits des lettres à Dieu d'Oscar dans les douze derniers jours de sa courte vie est un exercice difficile.

 

La première question est de savoir si ces lettres « écrites à Dieu par Oscar » emploient ou non un langage d'enfant. A certains, cela paraît comme très fabriqué. Mais le défi pour l'auteur est encore plus grand car, sur les conseils de Mamie-Rose, Oscar doit chaque jour vivre 10 ans avant d'arriver au terme de sa vie.

 

Dans chaque lettre, Oscar raconte à Dieu l'événement de la journée alors qu'il a 10 ans le premier jour, 20 ans le deuxième jour, 30 ans le troisième... Et son langage est-il alors celui d'un enfant de 10 ans, de 20 ans...  décrivant de nouveaux événements en rapport avec son âge à ce moment là : par exemple son « adolescence », son mariage...

Ou bien ce langage, plus mature, est-il celui d'un enfant qui se sait gravement malade.

 

Les expériences de chacun sur la question sont rares... L'un pense que ces lettres d'un enfant « familiarisé » avec la mort a de quoi rendre optimistes les adultes pessimistes parce que effrayés par cette perspective inéluctable et difficilement admise...

Un autre a connu un enfant qui, se sachant atteint d'une maladie mortelle, ne comprenait pas pourquoi lui...

 

Oscar assume sa maladie et sa mort prochaine ce qui lui permet de changer son regard sur les relations qu'il a avec les adultes qui ne comprennent rien, en dehors de Me Rose, et qu'il ne comprend pas toujours. Le docteur Dusseldorf est soucieux et Oscar se sent coupable car il estime que c'est de sa faute, sa maladie s’étant aggravée malgré le traitement... Il déteste ses parents qui ont peur de l'embrasser et il se sent plus proche d'eux quand il apprend que eux aussi, un jour, mourront...

 

Certains ont pensé à « la vie devant soi » qui raconte la vie, très vivante, d'un enfant de Belleville et de Me Rosa, la prostituée au grand cœur... Mais ici le langage n'est pas celui de l'enfant mais celui particulièrement inventif de Émile Ajar (Romain Gary).

Ou à une séance antérieure du Cercle des Chamailleurs (« Où on va, papa ? » de Jean-Louis Fournier), livre autobiographique qui parle des relations entre un père et ses 2 enfants handicapés. Mais ici, c'est le père qui écrit avec un certain humour grinçant.

 

Ce livre raconte la fin d'une jeune vie, dramatique mais sans pathos, avec quelquefois quelques notes d'humour. Peut-être nous apprend-il que la mort fait partie de la vie. Même si ce n'est pas suffisant pour rendre tout le monde optimiste face à la mort et encore plus face à la mort d'un enfant.

 

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1 décembre 2013 7 01 /12 /décembre /2013 22:59

CERCLE DES CHAMAILLEURS

Mardi 12 novembre 2013

 

Albert Camus : « La mort heureuse »

 

Présentation (Yvonne) :

 

Je suis certain qu’on ne peut être heureux sans argent. Il y a une sorte de snobisme à croire que l’argent n’est pas nécessaire au bonheur.

C’est bête, c’est faux dans une certaine mesure et c’est lâche.

Patrice Mersault cherche désespérément le bonheur, fut-ce au prix d’un crime. Il tue un homme pour le voler.

C’est Marthe, son amie, qui lui a présenté Zagreus. Celui-ci est infirme, il est dans un fauteuil roulant.

La première fois que Mersault a vu Zagreus, il était exaspéré ; il ne pouvait pas être jaloux d’un type qui n’a plus de jambe.

Mersault va revoir Zagreus assez souvent. La vie, la passion ardente qui animait ce tronc ridicule suffisait à le retenir.

Zagreus lui avait dit : « Vous êtes pauvre et cela explique la moitié de votre dégoût. Vous vivez mal ».

Mersault a une lettre où Zagreus parle de suicide. Il en conclut : « Je ne supprime qu’une moitié d’homme. »

A la mort de Zagreus, Mersault s’embarque pour Marseille. Pour tout le monde, il va se reposer en France.

Il arrive à Lyon, repart pour Prague ; il cherche un hôtel pas cher, un restaurant bon marché. Il est malade, il est fatigué. Il est seul.

Mersault reprend le train vers le nord puis redescend sur Vienne.

Sa volonté de bonheur le guidait moins.

Il écrit à ses amies d’Alger et décide d’y revenir. Il avait espéré l’amour d’une femme, il poursuit un bonheur qu’il croyait impossible. Il joue à vouloir être heureux.

L’oisiveté n’est fatale qu’aux médiocres.

Mersault ne pense plus à Zagreus, à l’homme qu’il a tué.

A Alger, il vit normalement, il retrouve ses amies.

Il rencontre Lucienne ; il l’épouse.

Mersault achète une maison à Chénoua, pas loin d’Alger. C’est là qu’il veut vivre et mourir.

Cette solitude qu’il avait recherché lui paraissait inquiétante.

Il organise sa vie mais n’est pas heureux. Le bonheur impliquait un choix, une volonté ; l’erreur, c’est de croire qu’il faut choisir, qu’il y a des conditions pour le bonheur.

Vivre consiste à savourer le bonheur à chaque instant.

 

 

Résumé de la discussion (Marie-Anne) :

 

Roman en 2 parties :

-         1ère partie : « La mort naturelle » débute avec la mort de Zagreus

-         2ème partie : « La mort consciente » se termine par la mort de Mersault

On ne comprend pas en quoi la mort de Zagreus est naturelle. L’inversion des termes paraitrait plus logique.

 

Dans le groupe, les avis divergent sur la mort de Zagreus : est-elle un crime commis par Mersault pour lui voler son argent ? Ou correspond-elle à une sorte d’arrangement entre eux ?

Il semble quand même que l’on puisse parler de mort « consentie » par Zagreus.

Quand il a le pistolet sur la tempe, il pleure. Est-ce sur sa vie passée, sur son échec ?

Est-ce qu’il se sacrifie pour Mersault, pour que celui-ci puisse trouver le bonheur, à sa place ?

Il y a une sorte de passation de pouvoir entre eux.

A propos du crime, si crime il y a, celui-ci reste impuni et son auteur n’éprouve aucun remords. « Et la morale dans tout ça ? » s’est exclamé un membre du groupe.

 

Le voyage de Mersault en Europe Centrale est un voyage alibi. Le fait-il pour échapper aux poursuites pour la mort de Zagreus ?

L’ambiance de ce voyage est lugubre, morbide (la fièvre ne le quitte pas).

 

Il semble que le bonheur soit la seule chose qui compte pour tous les deux. Mais, qu’est-ce que le bonheur pour eux ?

Une chose parait certaine : pour être heureux, il faut être riche ou, au moins, avoir de l’argent.

En effet, l’argent permet d’avoir du temps pour soi et d’en faire ce que l’on veut. De travailler à la recherche du bonheur

Mais, pour Mersault, le bonheur n’est pas basé sur le lien avec les autres.

Le bonheur c’est se fondre dans le monde, faire un avec la nature, comme quand il se baigne ou quand il regarde un coucher de soleil, avec toutes ces couleurs, avec cette beauté de la nature, même s’il la « dénature » en inventant des couleurs imaginaires.

 

Pour l’un d’entre nous, les personnalités des deux protagonistes sont très différentes. Zagreus est très intelligent avec un niveau de réflexion et de pensée élevé, alors que Mersault parait primaire, vivant une sorte de vie animale. Il est très charnel, très proche de la nature. On peut le comparer par moment avec un chat qui se dore au soleil. Cette communion avec la nature offre un contraste avec sa froideur dans son rapport aux autres (hommes et surtout femmes).

 

Mersault parait incapable d’aimer et ne cherche pas non plus à être aimé. Mais il a l’amour de la solitude qu’il recherche sans cesse.

 

Mersault apparait machiste et semble avoir du mépris pour la plupart des femmes qu’il rencontre et qu’il ne juge pas intelligentes.

Il nous dit à propos d’une femme : « Il y a quelque chose de divin dans la beauté sans esprit ».

 

Le mot « monde » revient souvent dans ce roman et est utilisé dans des sens qui ne sont pas toujours très clairs.

Le roman se déroule essentiellement en Algérie et, pourtant, les Algériens ou les Arabes sont quasiment absents, inexistants dans ce récit. Mais c’est aussi le cas dans d’autres romans de Camus.

On retrouve plusieurs similitudes avec son roman « L’étranger » comme le nom des personnages (Mersault très proche de Meursault ou Céleste), les situations ou les thèmes (la mort, l’absence de remords après le crime, la solitude).

Enfin, ce roman est « inabouti ». C’est comme si « on voyait un écrivain en train de naître ».

La mort heureuse est d’ailleurs le premier roman de Camus et n’a pas été publié de son vivant.

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1 décembre 2013 7 01 /12 /décembre /2013 22:45

Albert Camus : « Lettres à un ami allemand »


Cercle des Chamailleurs
Mardi 8 octobre 2013

 

Présentation (Michel) :

 

Je vais essayer de rendre compte de ce court recueil (78 pages dans l’édition Folio de Gallimard de 1991 réédition en 2010) et de faire quelques réflexions que ces lettres m’ont inspirées. Je dois cependant dire d’emblée que beaucoup d’éléments contenus dans ces textes m’ont paru parfois assez obscurs, n’étant pas familier de la philosophie de Camus et, notamment, de ses conceptions de l’absurde et de la révolte que l’on retrouve dans la plupart de ses œuvres.

Dans la préface de l’édition italienne qui figure dans cette édition Folio, la première éditée hors de France (1948), Camus précise le sens/la signification qu’il donne aux « vous » et aux « nous » utilisés dans ces quatre lettres : « Lorsque l’auteur de ces lettres dit « vous », il ne veut pas dire « vous autres Allemands », mais « vous autres nazis ». Quand il dit « nous », cela ne signifie pas toujours « nous autres Français » mais « nous autres, Européens libres ».
Il ajoute : « Ce sont deux attitudes que j’oppose, non deux nations ».
Dans cette préface, il dit encore : « J’aime trop mon pays pour être nationaliste », déclaration qui a encore tout son sens en 2013.
Il précise également : « Je ne déteste que les bourreaux ».
A la fin de cette préface très courte mais extrêmement riche, il précise enfin la raison d’être de ces lettres : « un document de la lutte contre la violence ».


Contexte et dates :
Pendant la guerre, Camus participe à la résistance dans le groupe Combat qui publie un journal clandestin. En 1942, il publie L’étranger.
Les quatre lettres qui constituent ce recueil ont été écrites respectivement en juillet 1943, en décembre 1943, en avril 1944 et la dernière en juillet 1944.
A noter que le débarquement de Normandie a eu lieu en juin 1944, Paris a été libéré en août 1944 et la capitulation allemande date de mai 1945.
Les quatre lettres ont donc été écrites pendant la guerre, les deux premières ont été publiées dans des revues de la résistance clandestine, la troisième en janvier 1945 (donc  après la libération de la France. Le recueil des 4 lettres est paru à la fin de 1945 puis à nouveau en 1948.

 

Dans sa première lettre (juillet 1943), Camus reproche à « vous » d’aimer sa patrie par-dessus tout et d’être prêt à n’importe quel sacrifice pour elle. Pour lui, « nous » voit l’amour de sa patrie tout autrement. Il y a des valeurs supérieures à la patrie, à commencer par l’homme.
Il ajoute : « Il est des moyens qui ne s’excusent pas. »
Il a reçu comme un choc le jugement que l’ami allemand a porté sur lui il y a de cela 5 ans : « Allons, vous n’aimez pas votre pays. » Ceci le poursuit depuis et il y revient à plusieurs reprises dans les 2 premières lettres.
Camus dit aussi : « Nous nous reverrons bientôt si cela est possible. Mais alors, notre amitié sera finie. » Pourquoi, dans ce cas a-t-il choisi ce titre : « Lettres à un ami allemand » si l’amitié a disparu ?
Camus oppose deux sortes de grandeur. « Le courage que nous applaudissons…n’est pas le vôtre. »
« C’est beaucoup de se battre en méprisant la guerre ».
Faire la guerre quand on n’a pensé qu’à ça n’est pas difficile. Il est par contre très difficile de la faire quand on place l’homme, le bonheur ou d’autres notions au-dessus de la guerre.
« Vous n’avez rien eu à vaincre dans votre cœur, ni dans votre intelligence. »
Pour en arriver là (à faire la guerre), « il nous a fallu un long détour » et cela « nous l’avons payé très cher ».
Et, dès cette première lettre, Camus se dit sûr de la victoire : « Car nous serons vainqueurs » et nous ne sommes pourtant qu’en juillet 1943.
Pour lui, « l’esprit ne peut rien contre l’épée, mais, l’esprit uni à l’épée est le vainqueur éternel de l’épée tirée pour elle-même » et donc, « votre défaite est inévitable. »

Camus se dit fier de son pays : « J’appartiens à une nation admirable » même s’il reconnaît que sa grandeur ne doit pas faire oublier « son lot d’erreurs et de faiblesses. »
Pour Camus, l’idée qui fait toute la grandeur de la France, « son peuple toujours, ses élites quelquefois, cherchent sans cesse à (la) formuler de mieux en mieux. »
On peut émettre quelques réserves devant ces déclarations flatteuses !
Il ajoute : « Ce pays vaut que je l’aime…puisqu’il est digne d’un amour supérieur » alors que « votre nation n’a eu de ses fils que l’amour qu’elle méritait et qui était aveugle. »

A la lecture de ces déclarations et de ces jugements très élogieux, on est cependant porté à les confronter à l’attitude et au comportement de nombreux Français pendant la guerre. Combien étaient réellement « résistants » ? Au début et même après, la majorité n’était-elle pas pétainiste ?
La lecture du livre de Daniel Cordier qui fut le secrétaire de Jean Moulin « De l’Histoire à l’histoire » est assez accablante et remet les choses à leur place. Dans un paragraphe intitulé « Solitude des résistants », il nous dit que : « La trahison de Pétain n’explique pas à elle seule l’isolement qui fut le nôtre au combat : l’effacement de la France fut avant tout celui des Français, qui, dans leur quasi-totalité, avaient accepté la défaite. » Et, plus loin, il estime que « La France du général de Gaulle était le rêve d’un géant pour un peuple de nains qui n’aspirait qu’à la paix ! »

On pense aussi, bien sûr, à l’Algérie que Camus connaît si bien, au massacre de Sétif en mai 1945 (postérieur à cette lettre mais pas à leur édition et il nous dit dans sa préface « qu’il n’en renie pas un seul mot. ») mais aussi au Vietnam, à Madagascar, etc... Nation admirable !

 

Dans la deuxième lettre, Camus insiste sur le fait que « nous » a été lent à se mettre en guerre parce qu’il voulait être certain d’être dans le bon droit. Mais, cela fait, il ne pourra plus être vaincu. « Vous » se moque des mots et s’est engagé dans une voie « où l’intelligence a honte de l’intelligence. »
Camus met de nouveau en évidence les deux attitudes opposées  de « nous » et de « vous ».
« Vos intellectuels préfèrent à leur pays, c’est selon, le désespoir ou la chasse d’une vérité improbable. Nous, nous mettons l’Allemagne avant la vérité. »
Mais Camus précise aussitôt : « Quand je dis « nous », je ne dis pas nos gouvernants. Mais un gouvernant est peu de chose. » Ce sont pourtant les gouvernants et, pour la période concernée, Hitler et dans une moindre mesure Pétain et l’Etat Français qui prenaient les décisions !

Pour Camus l’homme est « cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux. » On pense ici aux différentes révolutions, la française bien sûr mais aussi aux « printemps arabes », même si les contextes et les résultats sont, pour le moment, très différents et incertains.

Camus revient sur les différences de valeurs : « Vos sacrifices sont sans portée…parce que vos valeurs n’ont pas leur place. »

Camus rapporte un évènement qu’un prêtre français lui a raconté concernant un convoi de onze Français qui doivent être exécutés et dont la plupart sont innocents de tout acte de résistance dont un jeune de 16 ans. Dans le camion se trouve un aumônier allemand censé apporter un réconfort aux condamnés. Il s’adresse au jeune et lui dit qu’il sera près de lui « et le bon dieu aussi. » A un moment, l’aumônier tourne le dos au jeune pour s’adresser aux autres hommes. Le jeune en profite pour sauter du camion par une ouverture de la bâche et cherche ainsi à s’échapper. L’aumônier prévient aussitôt les soldats allemands qui se lancent à la poursuite du jeune et finissent par le rattraper. Il sera fusillé avec les autres. Cet aumônier s’est donc placé du côté des bourreaux.
Le prêtre français qui a raconté cette histoire à Camus lui dit qu’il a honte pour cet homme et que « pas un prêtre français n’aurait accepté de mettre son Dieu au service du meurtre. »
Camus ajoute un peu plus loin : « les Français sont difficiles sur les vertus. »


La troisième lettre sort du cadre français pour souligner que le combat contre la barbarie nazie se joue  aussi dans toute l’Europe.
« Nous ne parlons plus la même langue. » Le mot de « patrie » prend chez vous des reflets sanglants et aveugles qui me le rendent à jamais étranger ».
«Notre Europe n’est pas la vôtre…l’Europe, pour vous, est une propriété » et encore : « Vous dites Europe, mais vous pensez terre à soldats, grenier à blé, industries domestiquées, intelligence dirigée…et vous ne pouvez vous empêcher de penser à une cohorte de nations dociles menée par une Allemagne de seigneurs, vers un avenir fabuleux et ensanglanté. »
L’Europe « est pour nous cette terre de l’esprit où depuis vingt siècles se poursuit la plus étonnante aventure de l’esprit humain. »

Plus loin, il aborde l’Europe sous un autre aspect : « Je ne revendiquerai pas la tradition chrétienne…(qui) n’est qu’une de celles qui ont fait l’Europe ».
« …vous m’avez dit… : Don Quichotte n’est pas de force si Faust veut le vaincre. Je vous ai dit alors que ni Faust ni Don Quichotte n’étaient faits pour se vaincre l’un l’autre ».
Camus ajoute : « l’Occident (est) dans cet équilibre entre la force et la connaissance…(alors que) vous parliez seulement de puissance. »

Camus évoque ensuite plusieurs lieux d’Europe qu’il connaît bien : « C’est une terre magnifique faite de peine et d’histoire…Mon souvenir a fondu ces images superposées pour en faire un seul visage qui est celui de ma plus grande patrie. » Il ajoute « …trente peuples sont avec nous ». Aujourd’hui, nous en sommes presque à 30 avec les 28 membres de l’Union Européenne !

Il termine cette lettre en affirmant : « il y a désormais en nous une supériorité qui vous tuera. » Nous sommes en avril 1944 soit 2 mois avant le débarquement de Normandie.


Quatrième lettre. Nous sommes en juillet 1944. Cette lettre évoque la fin imminente du régime nazi et déplace le débat avec « l’ami » allemand sur un plan plus philosophique.

« …maintenant (dit Camus) tout est fini entre nous. »
A partir d’un constat de départ commun selon lequel le monde n’a pas de sens, l’auteur des Lettres dénonce chez son interlocuteur l’absence de toute morale humaine et l’affirmation de l’équivalence du bien et du mal.
Pour « vous » dit-il, les seules valeurs sont « celles qui régissaient le monde animal, c’est-à-dire la violence et la ruse. »
« …en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands. »
« …vous avez choisi l’injustice, vous vous êtes mis avec les dieux. » J’avoue que j’aurai besoin de votre aide pour comprendre cette dernière phrase !

Pour Camus, « Ce monde…n’a pas d’autres raisons que l’homme »

Camus utilise assez souvent dans ces lettres un langage poétique, comme par exemple : « pendant cinq ans, il n’a plus été possible de jouir du cri des oiseaux dans la fraîcheur du soir. »  Mais tout de suite après : « Depuis cinq ans, il n’est plus sur cette terre de matin sans agonies, de soir sans prisons, de midi sans carnages. »

« Notre supériorité sur vous était d’avoir une direction. », Camus ne précise pas laquelle.

Pour certains, cette quatrième lettre est aussi une lettre de réconciliation sur de nouvelles bases : « malgré vous-mêmes, je vous garderai le nom d’homme. » et, plus loin « à la fin de ce combat…au moment même où nous allons vous détruire sans pitié, nous sommes sans haine contre vous. » et encore : « nous voulons vous détruire dans votre puissance sans vous mutiler dans votre âme. »
Camus ajoute : « notre force…(est) d’avoir sauvé l’idée de l’homme au bout de ce désastre de l’intelligence ».
Tout à la fin de la lettre, Camus revient sur ce qu’il nomme « le ciel » qui, dit-il « fut indifférent à vos atroces victoires » et il ajoute : « je n’attends rien de lui. »
Et il termine par : « Maintenant, je puis vous dire adieu. »

 

En guise de conclusion :
D'une part, on ne peut qu'admirer la distance que Camus est capable de prendre avec les évènements alors qu'il est plongé dans les combats. Il arrive en effet à garder sa pleine humanité alors qu'il est encore confronté à la barbarie nazie et à des carnages.
Il n'y a pas d'esprit de vengeance chez lui.

Par contre, j'avoue avoir été étonné par l'admiration qu'il porte à son propre pays/à sa propre nation qui est donc « admirable » selon ses propres termes. Comme si il opposait de façon assez caricaturale le mal représenté par les nazis au bien représenté par sa France ou son Europe. Est-ce bien la France réelle ?

 

Discussion (Anne) :
Suite à l'exposé de Michel, la discussion commence par les reproches faits à Camus d'idéaliser le comportement des Français qui représenteraient « le bien » opposé aux nazis qui symbolisent « le mal » : certains d'entre nous pensent que les Lettres ont été écrites à la fin de la guerre et qu'il n'est pas alors étonnant que leur auteur parle de la France comme d'une « nation admirable »...
On reproche aussi à Camus de se servir de ses lettres pour illustrer sa philosophie. On pouvait penser, avant de les lire, qu'il s'adressait à un véritable ami allemand qui aurait souffert, lui aussi, de la guerre...
Un autre élément a aussi surpris l'orateur : l'émergence parfois d'un lyrisme peu adapté au sujet : la beauté du ciel, les chants des oiseaux. Mais ne retrouve-t-on pas cela dans la plupart des oeuvres de Camus, surtout dans « Noces », « Tipasa » et même dans certains passages de « L'étranger » (les soirs dans la prison)?
Paul propose ensuite la lecture de la lettre adressée par Manouchian, un résistant d'origine Arménienne, à sa fiancée, alors qu'il va être exécuté par les Allemands. Cette lettre a ensuite été reprise dans un très beau poème de L.Aragon et mise en musique par Léo Ferré : en écoutant la lecture de cette lettre, puis le chant qui en est tiré, on peut comparer avec le texte de Camus.
L'affiche rouge (nom de ce chant) est un hymne très émouvant à la vie, à la réconciliation des peuples. Lettres à un ami allemand apparaît beaucoup plus intellectuel.

 

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1 décembre 2013 7 01 /12 /décembre /2013 22:01

CERCLE DES  CHAMAILLEURS
26 mars 2013

 


LE TOURISME, son histoire et son évolution
 

Présentation (Marie-Anne) :

 


A) L’essentiel de ce que je voudrais vous présenter est tiré d’un article intitulé : « Une histoire du tourisme. D'un luxe de riches à un loisir de masse », de Stéphane Lecler  Alternatives Economiques n° 271 – de juillet 2008

 
Les hommes ont toujours voyagé. Migrations de peuplement, conquêtes militaires, échanges commerciaux, pèlerinages religieux mettent en mouvement des hommes et, dans une moindre mesure, des femmes, depuis des temps immémoriaux. Mais les curiosités et l'éventuel plaisir de la pérégrination ne sont alors que des à-côtés du voyage, et non sa raison d'être.
Le tourisme - c'est-à-dire le voyage d'agrément - est apparu à la fin du XVIIe siècle en Angleterre. Les aristocrates anglais ont inventé la plupart des pratiques touristiques actuelles: aussi bien le tourisme culturel que le tourisme thermal; et ce sont eux qui ont "découvert" que la mer et la montagne, des milieux jugés auparavant hostiles à l'homme, lui offraient d'extraordinaires bains de jouvence et terrains de sport.
Quatre siècles plus tard, le tourisme est devenu un loisir de masse. Il provoque les plus importantes migrations que l'humanité ait jamais connues. 898 millions de personnes ont voyagé hors de leur pays en 2007 à des fins touristiques, selon l'Organisation mondiale du tourisme. Et l'arrivée des touristes chinois et des pays émergents devrait encore grossir ces flux dans les prochaines années. Illustration de la mondialisation des mœurs et des échanges. En France, le secteur du tourisme engendre 6,5% du produit intérieur brut (PIB) national. Tout le monde ne part pas pour autant. En France, le taux de départ stagne depuis vingt ans.
Mais au-delà de l'effet de nombre, les motivations de l'homo touristicus contemporain ne diffèrent guère de celles de ses prédécesseurs. Voyages d'initiation ou de découverte, recherche du bien-être, de ressourcement, d'aventure ou de dépaysement: nous suivons le plus souvent des voies bien balisées. En témoigne l'existence des guides touristiques, indispensables compagnons de route du voyageur.
La critique des touristes, ces "pèlerins modernes qu'aucune foi n'anime", selon l'expression du sociologue Jean-Didier Urbain, est d'ailleurs aussi ancienne que le tourisme lui-même. Il lui est reproché, pêle-mêle, sa superficialité, son caractère grégaire, son indifférence aux sites visités, sa négation de l'art du voyage. S'y ajoute aujourd'hui une critique environnementale (destruction de sites naturels, émissions de gaz à effet de serre liées au transport) et politique (marchandisation des sites et des paysages, pratiques néocoloniales vis-à-vis des populations locales). En réaction à ces excès se développent des formes de tourisme alternatives, moins consommatrices et davantage respectueuses des populations et de l'environnement (écotourisme, tourisme social ou solidaire).
Comme tout phénomène social, le tourisme a ses codes. Les destinations se déclinent selon les classes de la société et les saisons, dessinant une géographie sociale sans cesse réinventée. Les destinations touristiques, élues par des précurseurs en quête de distinction sociale, se diffusent ensuite dans la société par imitation et démocratisation, poussant les élites du moment à inventer sans cesse de nouvelles pratiques pour demeurer à l'écart des foules. Dernière illustration du phénomène: pour 200 000 dollars par tête, il est possible depuis 2008 de s'offrir un voyage dans l'espace…


1) A la rencontre des civilisations

La redécouverte des civilisations grecque et romaine à la Renaissance, puis la mise à jour de sites archéologiques (les ruines de Pompéi ont été exhumées à partir du XVIIIe siècle) incitent de jeunes aristocrates anglais à traverser la Manche pour compléter leur éducation au contact des œuvres des grandes civilisations passées et présentes du continent. Leur périple, qui prend le nom de "Grand Tour", les conduit à Paris (la cour du roi de France est alors la plus brillante d'Europe), en Suisse (Genève), dans le sud de la France (Lyon, Vienne, Orange, Nîmes, Le Pont du Gard, Arles) et bien sûr en Italie (Toscane, Rome, Naples, Pompéi). Ce rite de passage à l'âge adulte demeure exclusivement le fait des Anglais pendant près d'un siècle, avant d'être imité par les principales aristocraties du continent.
Le tourisme est né. Mais il demeure pendant plus d'un siècle un phénomène marginal, réservé à une petite élite. Le terme "touriste" apparaît d'ailleurs seulement en 1803 dans la langue française pour décrire, sur un mode péjoratif, "les voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement" (Littré). Et le célèbre dictionnaire de préciser: "Se dit surtout des voyageurs anglais en France, en Suisse et en Italie." L'incompréhension des autochtones face à ces visiteurs se ressent déjà. Au début du XIXe siècle, près de 100 000 "touristes" anglais traversent la Manche chaque année pour découvrir le continent. Ils seront un million un siècle plus tard.
Après le Grand Tour d'Europe des élites anglaises des XVIIe et XVIIIe siècles, l'avènement du romantisme au XIXe popularise le mythe de l'Orient. Les voyageurs, cultivés, sont à la recherche de sensations fortes et de dépaysement, sources d'inspiration, pour se distraire des mœurs conformistes des sociétés bourgeoises du temps de la révolution industrielle. Les voyages constituent pour ces artistes une alternative aux "paradis artificiels" (usage de drogues) chantés par Baudelaire. Une autre forme de voyage.
L'Orient des romantiques est d'abord localisé sur les rivages de la Méditerranée… Les harems et les secrets d'alcôves des palais (sérail en turc) aiguisent l'imagination d'artistes aussi divers que Mozart (L'enlèvement au sérail), Ingres (Le bain turc) ou Flaubert (Voyage en Orient).
La conquête de la rive sud de la Méditerranée par les puissances coloniales européennes au XIXe siècle ouvre la voie à la découverte du Maghreb. Les artistes romantiques sont séduits par les cités et les architectures orientales: casbahs aux ruelles étroites où se presse un petit peuple d'artisans, et palais aux formes irrégulières rappellent les cités médiévales occidentales transformées par la modernité (au même moment, le Paris médiéval disparaît dans les transformations du préfet Haussmann).
Les artistes romantiques popularisent des destinations que le développement des modes de transport (chemin de fer et navigation) rend accessibles à un plus grand nombre de visiteurs. Le service ferroviaire de l'Orient-Express est créé en 1883 par la Compagnie internationale des wagons-lits pour relier Paris à Constantinople via Munich, Vienne et Budapest, avec des voitures-lits et des voitures-restaurants d'un confort et d'un luxe inégalés. Le succès rencontré conduit à l'extension du réseau au-delà de Constantinople. En 1930, il est possible de se rendre de Paris à Damas, Jérusalem, au Caire ou à Bagdad avec un seul billet de train!
L'afflux de visiteurs déflore l'exotisme de certaines destinations aux yeux des pionniers de la découverte de l'Orient. Lors d'un séjour à Istanbul en 1890, le grand voyageur et romancier Pierre Loti déplore ainsi - thème appelé à une grande postérité - "l'invasion" des touristes: "A l'ambassade de France, ce matin-là, nous sommes au moins 30 convives à déjeuner - tous touristes ! Autrefois, la traversée de la mer Noire les arrêtait encore, mais depuis deux ans avec le nouveau chemin de fer aboutissant au pied du vieux sérail, c'est effrayant ce flot de désœuvrés de l'Europe entière qui vient ici fureter partout. Tous choisis, gens aimables et de bonne compagnie; trop nombreux seulement, tournant à l'invasion, et alors pas décoratifs ici pour des yeux de peintre."
Les agences de voyages, telle celle de l'anglais Thomas Cook, développent l'activité de tour operator et promènent dans toute l'Europe les premiers groupes de visiteurs. Seul motif de satisfaction pour l'écrivain: que le palais de Topkapi soit interdit aux visiteurs ("Et ce lieu, heureusement, ne s'ouvre guère aux visiteurs profanes, n'est pas encore une vulgaire promenade de touristes"). Loti ne pouvait pas savoir qu'il constituerait l'une des principales attractions touristiques de la capitale du Bosphore un siècle plus tard…
Il faut donc aller toujours plus loin chercher l'inconnu. Les paquebots ouvrent les portes de l'Orient lointain. La colonisation de l'Indochine par la France, achevée en 1887, propose une nouvelle destination aux voyageurs épris d'exotisme. Loti, officier de marine de profession, relate dans ses romans la découverte de Tahiti, de la Chine, du Japon, de l'Inde. Chaque escale est associée à des amours avec de belles autochtones, telle la Japonaise héroïne du roman Madame Chrysanthème, qui inspira le compositeur italien Puccini pour son opéra Madame Butterfly.


2) Les vertus de l'eau et le tourisme thérapeutique

Outre l'appel des ruines antiques à l'origine du Grand Tour, les élites anglaises s'approprient un autre héritage antique qui devient le prétexte de nouveaux voyages: le thermalisme.
Au XVIIIe siècle, l'essor des préoccupations hygiénistes et du bien-être physique conduit les classes privilégiées anglaises à redécouvrir les bienfaits des eaux minérales, déjà connus du temps des Romains. Elles créent des lieux luxueux et mondains pour pratiquer ce tourisme thérapeutique. Le discours scientifique atteste des vertus des eaux, qui se prennent de manière codifiée (sous forme de bains, de douches ou de boissons)…
La station belge de Spa, lancée par des Anglais à la fin du XVIIIe siècle,… connaît le succès au point d'en devenir un terme générique désignant les stations thermales et les équipements balnéaires. Les principales monarchies du continent emboîtent le pas à l'Angleterre et fondent leurs propres stations thermales: Baden-Baden près de Stuttgart, Carlsbad et Marienbad en Bohême, Montecatini en Toscane, Aix-les-Bains en Savoie, Luchon et Vichy en France.
Ce tourisme thérapeutique centré sur les vertus de l'eau va transformer la perception de la mer et donner naissance au tourisme balnéaire. Pendant des siècles, les rivages littoraux ont été ignorés, voire redoutés. Les tempêtes et les naufrages venaient régulièrement rappeler le caractère profondément hostile des mers et de leurs rivages, ces "territoires du vide" (Alain Corbin). L'historien Jules Michelet le confirme en 1861: "Ne nous étonnons pas si l'énorme masse d'eau que l'on appelle la mer, inconnue et ténébreuse dans sa profonde épaisseur, apparut comme toujours redoutable dans l'imagination humaine."
Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle que le regard se transforme peu à peu, sous l'influence de la médecine. L'Angleterre ouvre, là encore, la voie, avec l'invention des bains de mer vers 1750. Sur le conseil de leurs médecins, de riches Britanniques se rendent à Brighton, une station chic créée sur la côte de la Manche. Ils viennent y éprouver les vertus de l'eau froide, qualifiée par les médecins de "purgative, régulatrice, cicatrisante et calmante". L'immersion de courte durée provoque un afflux de sang stimulant les défenses naturelles et supposé ainsi guérir bien des maux, dont le vague à l'âme (spleen)…
Face au succès, les stations se multiplient en Angleterre et sur les rivages des mers froides du continent. En France, les bains de mer font leur apparition à Dieppe dans les années 1820; la station, devenue la plus réputée du pays, est fréquentée par Charles X, puis Napoléon III. La cité normande est rapidement concurrencée par d'autres stations sur le littoral de la Manche (Granville, Fécamp, Trouville ou Etretat). A partir de 1860, Deauville est créée de toutes pièces sur des terrains marécageux par le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III.
Parallèlement à l'essor des bains de mer, de riches Anglais commencent à fréquenter Nice, alors possession piémontaise, à partir de la fin du XVIIIe siècle. Sur le conseil de leur médecin, ils viennent y soigner leur asthme ou une santé fragile. La célèbre promenade des Anglais perpétue la mémoire de ces précurseurs.
La mer constitue une toile de fond et non le but principal du voyage. Contrairement à ce qui se pratique à la même époque sur les rives de la Manche, il n'est alors pas question de se baigner dans la grande bleue. Les touristes sont surtout attirés par le climat et la végétation, en particulier les cultures florales et les agrumes, de cette French Riviera qui ne prendra le titre de Côte d'Azur qu'un siècle plus tard…
L'hivernage se développe aussi en Italie, en particulier sur la Riviera ligure (San Remo) et toscane, sur la côte napolitaine (Sorrente, Amalfi) et, enfin, en Sicile (Taormine). Au XIXe siècle, la Corse (Ajaccio) et le Maghreb (Alger) viendront s'ajouter à la liste des destinations hivernales recherchées.


3) La découverte de la montagne
A partir du XVIIIe siècle, les aristocrates britanniques (encore eux !) se lancent à la conquête des cimes, puis inventent les sports d'hiver.
Tout comme les bords de mer, les montagnes sont longtemps perçues comme des territoires hostiles. Ces "accidents de la nature" constituent des barrières physiques s'opposant à la circulation des hommes, d'où l'importance des cols, ces rares points de passage entre vallées…
Un changement de perception s'opère là encore à partir du XVIIIe siècle. Les jeunes aristocrates britanniques prennent l'habitude de faire halte en Suisse sur le chemin de leur Grand Tour vers l'Italie. Ils séjournent à Genève, avec son lac et sa vue sur les neiges éternelles du mont Blanc. Ils s'ouvrent à la beauté des paysages, désormais qualifiés de "pittoresques" (littéralement, dignes d'être peints). Les alpages, les torrents impétueux, les cascades deviennent des objets d'admiration. De terribles, les monts deviennent aimables. La mode des tableaux de montagnes témoigne de cette nouvelle perception.
Outre le plaisir de la contemplation, le voyage en Suisse comporte également une dimension spirituelle. Le Genevois Jean-Jacques Rousseau élabore à cette époque une philosophie morale basée sur l'observation de la nature. Il pratique la promenade méditative solitaire comme moyen d'accéder à une sagesse intérieure. La Suisse, terre de liberté et de démocratie cernée par les monarchies continentales, devient le symbole d'une vie simple et pacifique, en harmonie avec la nature.
Le monde des sommets suscite une soif croissante de découverte. L'intérêt pour les curiosités naturelles se mêle à une quête de l'exploit et du toujours plus haut. Le sommet du mont Blanc est atteint en 1786. Les monts "aimables" deviennent "sublimes". Chamonix, Grindelwald (village suisse au pied de la Jungfrau) et Zermatt (point de départ de l'ascension du Cervin) deviennent les capitales d'un nouveau loisir : l'alpinisme. Des autochtones mettent leur connaissance des sentiers et leur résistance physique au service des riches visiteurs qui s'aventurent sur les sommets dans des tenues peu adaptées aux exigences du périple.
L'alpinisme, parce qu'il constitue une activité risquée et extrême impliquant un dépassement de soi, comporte une forte connotation morale qui séduit l'élite britannique. En 1857, l'Alpine Club de Londres est fondé sur le modèle des clubs fréquentés par les aristocrates, avec pour vocation d'inciter les gentlemen anglais à se lancer à la conquête des cimes. Deux tiers des alpinistes du XIXe siècle sont d'ailleurs originaires d'outre-Manche, ce qui est pour le moins étonnant venant d'un pays dont le point culminant atteint tout juste 1 300 mètres. L'Alpine Club britannique est imité sur le continent et le Club alpin français voit le jour en 1874…
La montagne se mue en paradis blanc avec l'apparition des sports d'hiver. Les pays nordiques connaissaient depuis des siècles, par nécessité, les instruments de glisse tels le ski ("planche" en norvégien). Des Anglais transforment cette pratique à partir des années 1890 en activité tournée vers les frissons de la descente grâce à la création de remontées mécaniques. Le "ski alpin" est apparu, en référence au massif qui le voit naître. Ce nouveau loisir permet de faire vivre les stations l'hiver, saison creuse jusque-là…
 Comme pour les autres formes de tourisme, la mode gagne rapidement les élites européennes. En 1914, la famille Rothschild investit dans la création d'une station dédiée aux sports d'hiver à Megève en Savoie, où la haute société se donnera rendez-vous.


4) Tourisme pour tous!
Après deux siècles au cours desquels le tourisme est demeuré un loisir réservé aux classes privilégiées, le Front populaire de 1936 constitue un tournant. La généralisation des congés payés (deux semaines) et, ce qui est complètement inédit, l'encouragement aux voyages (billets de train à tarif réduit) changent la donne. Pour le ministre de l'Education nationale, Jean Zay, "l'homme qui travaille a besoin de se recréer pendant ses heures de loisir. Pour répondre à cette nécessité, le tourisme, qui est une des formes les plus saines et les plus agréables de la vie en plein air, doit être mis à la portée de tous pendant les week-ends et les vacances". Il s'agit d'offrir éducation, bien-être et santé au plus grand nombre et de former la jeunesse par les voyages et les rencontres…
 Dès l'été 1936, ces touristes d'un nouveau genre s'élancent sur les routes de France. 600 000 billets de train de congés populaires sont vendus la première année, près de deux millions en 1937, engendrant un afflux d'estivants dans tout le pays, et en particulier sur la Côte d'Azur et dans les stations balnéaires et thermales les plus réputées. Cela n'est d'ailleurs pas du goût de tout le monde: les revues d'extrême droite ironisent sur l'invasion de prolétaires, qualifiés de "salopards en casquette" ; ils font fuir les classes aisées de leurs lieux habituels de villégiature.
Le tourisme social prend son véritable essor après la Libération, avec la multiplication des structures d'accueil pour vacanciers peu fortunés (campings, villages vacances familles, colonies de vacances, centres de vacances des comités d'entreprise…)…
Des pratiques autrefois élitistes changent radicalement d'image. Ainsi du camping, pratiqué à l'origine par des classes aisées adeptes des sports de plein air. Le matériel est coûteux et le sociologue Pierre Bourdieu voit dans cette tradition héritée du scoutisme un véritable "ascétisme aristocratique". C'est seulement dans les années 50 que ce sport élitiste se transforme en une forme d'hébergement populaire. Le nombre de pratiquants progresse rapidement et 20% des touristes français campent en 1972. Les campings constituent des microsociétés organisées, avec des règles de vie commune et des habitués qui s'y retrouvent tous les ans.
Mais les idéaux communautaires du tourisme social tendent peu à peu à s'effriter sous l'effet de l'individualisme croissant de la société contemporaine (accompagné par la diffusion de l'automobile) et du désengagement des pouvoirs publics. Le destin récent de Villages Vacances Familles (VVF) et du Club Méditerranée témoigne de cette évolution. VVF a été fondé en 1958, en partenariat avec la Caisse des dépôts, les Caisses d'allocations familiales et les comités d'entreprise. Cette association à but non lucratif, qui a géré jusqu'à 100 villages proposant des hébergements bon marché, a traversé une grave crise à la fin des années 90. Elle a été depuis transformée en société anonyme et démantelée avec privatisation d'une partie des villages.
Le destin du Club Méditerranée est tout aussi édifiant. Le Club au trident est créé en 1950, également sous la forme d'une association à but non lucratif. Il propose des séjours sportifs dans une ambiance festive abolissant les différences sociales et l'argent (on paie en coquillages), immortalisée par le film Les bronzés. Devenu entre-temps une société privée, il se repositionne aujourd'hui sur le créneau des vacances de luxe pour une clientèle haut de gamme…
Le tourisme bon marché ne disparaît pas pour autant. La libéralisation des transports a conduit à l'apparition d'une offre à bas prix (tel le low cost aérien), très prisée des voyageurs aux budgets serrés. En matière d'hébergement, la diversification de l'offre voit également l'apparition de produits ciblant les clientèles contraintes (chaînes type Formule 1). Produits standardisés, service réduit au minimum, localisations peu attractives : l'esprit militant du tourisme social a été remplacé par l'optimisation du rapport qualité/prix.
Le voyage pour tous demeure pourtant un enjeu. Le taux de départ en vacances est en recul, après avoir plafonné à 75% de la population française. 15% des ménages réalisent plus de 50% des voyages et ceux qui ne voyagent pas invoquent, dans 40% des cas, des raisons financières.
Dans le monde profondément mobile d'aujourd'hui, ne pas voyager constitue un motif d'exclusion qui vient souvent s'ajouter à d'autres difficultés. Il est également probable que la baisse continue des coûts de déplacement depuis cinquante ans viendra à s'inverser dans le contexte nouveau de raréfaction de la ressource pétrolière et de montée des préoccupations environnementales….

5) Vers l'hédonisme de masse
Le tourisme sur la Côte d'Azur et dans les stations de Méditerranée ne concerne pendant longtemps que la saison d'hiver. La mer n'y constitue qu'une toile de fond du paysage. La situation évolue après la Première Guerre mondiale. Des artistes américains de la Génération perdue installés en France (Hemingway, Scott Fitzgerald) investissent dans les années 20 la petite cité de Juan-les-Pins près de Cannes, où ils se rendent désormais l'été. La mode est lancée. Il faudra toutefois attendre les Trente Glorieuses pour que s'impose la saison d'été et que la saison d'hiver disparaisse complètement.
C'est la trilogie sea, sand and sun (mer, sable et soleil), devenue sea, sex and sun après la révolution sexuelle des années 60 chantée par Serge Gainsbourg.
La mise en valeur du corps est encouragée par l'apparition de vêtements adaptés: le maillot de bain collant, qui sculpte les formes corporelles et tend à se réduire au fil du siècle, du mono au bikini jusqu'au string. Coco Chanel, la créatrice de mode, défraie la chronique en s'exposant nue sur la Riviera dans les années 20.
Cette époque marque les débuts de l'héliotropisme, autrement dit la quête du soleil. Ce que résume à sa manière l'écrivain Colette, qui achète une maison à Saint-Tropez dans les années 30… Le bronzage, depuis toujours dénigré comme signe distinctif des agriculteurs passant leurs journées à travailler sous le soleil, devient désirable en tant que témoignage des vacances réussies et mise en valeur du corps…
La fréquentation de la Côte d'Azur monte en flèche (et se poursuit aujourd'hui: 62 millions de nuitées en 2006, dont 52% de touristes étrangers), provoquant une congestion croissante des routes et une fièvre immobilière qui a entraîné une urbanisation à outrance et chaotique de sites aux qualités paysagères exceptionnelles. Pour décongestionner la Côte d'Azur, l'Etat aménage donc, dans les années 60, le littoral languedocien et crée de toutes pièces des stations comme La Grande-Motte ou Port-Barcarès. Censées répondre aux besoins des classes moyennes, elles offrent en masse des hébergements standardisés pour clientèles familiales.
L'Etat gaulliste aménageur se lance à la même époque dans l'équipement de la montagne, avec pour objectif d'offrir au plus grand nombre les plaisirs des sports d'hiver et de faire du pays la première destination au monde pour le ski alpin. Le plan neige des années 60 multiplie les stations intégrées en altitude, avec présence d'immeubles au pied des pistes. En trente ans, plus d'un million et demi de lits sont créés dans les montagnes françaises, dont les trois quarts dans les Alpes du Nord…
 En dépit de ce développement rapide, les sports d'hiver demeurent toutefois des vacances onéreuses (forfaits, location de matériel, hébergement). Ils touchent donc une clientèle beaucoup moins nombreuse que le tourisme estival. Le taux de départ aux sports d'hiver des Français stagne à moins de 10% de la population depuis vingt ans.


6) Le monde à portée de main
L'histoire du tourisme est étroitement liée à celle des moyens de transport. Plus de la moitié des kilomètres parcourus chaque année par les Français le sont aujourd'hui pour des motifs touristiques et de loisirs.
…l'état des routes s'améliore progressivement à partir de la Renaissance, mais les voyages en diligence demeurent longs - cinq jours entre Lyon et Paris - et inaccessibles aux bourses modestes.
L'apparition du chemin de fer au XIXe siècle révolutionne les conditions de déplacement et permet l'essor du tourisme. Les durées de parcours sont divisées: Lyon est désormais à moins d'une journée de Paris à partir de 1857. Toutes les grandes stations touristiques sont desservies par des gares, condition de leur viabilité. Le développement rapide du réseau ferré est porté par des sociétés privées, dans lesquelles investissent les grandes fortunes du pays et les principales banques. Né dans les années 1830, le réseau ferré français compte près de 40 000 km de lignes au tournant du siècle, organisées selon un plan en étoile permettant d'atteindre facilement tout point du territoire depuis Paris.
Les compagnies de chemin de fer investissent dans l'hôtellerie - exemple d'intégration industrielle horizontale visant à tirer profit des synergies commerciales. Certaines se lancent dans l'aménagement de stations touristiques desservies par le train. Arcachon est ainsi aménagée dans les années 1850 par la société bancaire des frères Péreire qui possède la ligne de chemin de fer la reliant à Bordeaux. Les compagnies de chemins de fer recourent abondamment à la publicité vantant les vertus du tourisme avec des affiches mettant en scène les somptueux paysages offerts aux voyageurs.
Le XXe siècle voit l'essor de la route. Avant d'être le royaume de la voiture, elle se parcourt à vélo. D'abord accessoire ludique pour dandies, la bicyclette ne se développe qu'à partir des années 1880 avec l'apparition des pédales, qui permettent de parcourir des distances accrues, et des pneumatiques, qui en améliorent le confort. Elle se mue alors en moyen de transport à plus long cours. C'est l'âge d'or du cyclotourisme, apanage des milieux aisés - une bicyclette vaut alors un an de salaire de l'ouvrier qui la fabrique…
En 1890, des cyclotouristes fondent le Touring club de France (TCF) sur le modèle du Cyclist's Touring Club britannique. Le TCF, qui comptera jusqu'à 700 000 adhérents, d'abord cyclistes puis automobilistes, exerce un lobbying actif auprès des pouvoirs publics et contribue à la transformation de l'espace national en espace de loisirs. Le TCF s'investit dans l'aménagement de routes - dont certaines voies de montagnes vertigineuses -, il finance le premier goudronnage de chaussée en 1905, édite des guides d'hôtels, participe aux instances de protection des sites naturels et organise le premier concours des villages fleuris.
Le cyclotourisme connaîtra son heure de gloire avec les classes populaires lancées sur les routes de l'été 1936, avant d'être détrôné par l'automobile. La bicyclette deviendra alors le mode de transport local des ouvriers et des enfants pendant près de cinquante ans, avant de connaître un spectaculaire retour en grâce depuis les années 90.
Quant à l'automobile, il s'agit également, dans un premier temps, d'un loisir sportif réservé à l'aristocratie - le pays compte moins de 3 000 voitures en 1900. Elle devient un véritable mode de transport après la Première Guerre mondiale, grâce à l'amélioration du réseau routier et des fonctions support (réparateurs, stations essence, indications routières), ainsi qu'à la réduction des coûts de fabrication, qui ouvre la voie à sa démocratisation.
La croissance du parc automobile s'accélère sous les Trente Glorieuses, rendant nécessaire l'adaptation du réseau routier afin de réduire les temps de parcours, d'améliorer la sécurité (16445 tués en 1970, 3645 en 2012 sur les routes de France) et d'accroître la capacité. Les routes nationales, dont la célèbre RN7, la route des vacances menant vers le Midi et chantée par Trénet en 1955, sont remplacées par les autoroutes, plus rapides et plus sûres.
La démocratisation de l'avion depuis les années 70, sous l'impact notamment des compagnies charter et plus récemment des low cost, constitue une nouvelle étape pour le développement du tourisme. Comme le train un siècle plus tôt, les principales régions touristiques consentent des investissements importants pour disposer d'un aéroport relié au plus grand nombre de destinations possibles. L'aéroport de Nice-Côte d'Azur est ainsi devenu la deuxième plate-forme aéroportuaire de France. La fin du pétrole bon marché et la nécessaire prise en compte de l'impact du voyage aérien - dont le carburant est exempté de toute taxation - sur le réchauffement climatique seront-ils de nature à changer la donne?

 

B) A ces aspects du tourisme, je voudrais ajouter 2 éléments complémentaires :

 

1. L’impact du terrorisme sur le tourisme (D’après le site de François-Bernard Huygues, le 23 février 2011)

Que le terrorisme représente un défi majeur pour le tourisme et qu'il ait des conséquences en chaîne sur une des premières activités économiques de la planète est évident. Il existe une très abondante documentation sur l'impact financier des attentats. On connaît la chaîne de leurs conséquences pour la richesse d'un pays d'accueil… Sans parler des avions qui explosent, des bateaux capturés...
Terrorisme et tourisme sont paradoxalement deux aspects de la mondialisation. Mais leur relation n'est pas qu'économique.

- l'impact psychologique d'un attentat dans un pays sur la peur des touristes et sur sa fréquentation est sans commune mesure avec le risque statistique réel pour les visiteurs (certainement très inférieur au péril de noyade, d'accident de voiture ou de maladie exotique mortelle) et que tout est affaire de perception médiatique et psychologique.
- il existe inversement des pays où le terrorisme fait de nombreux morts, voire où se déroule une guerre civile sanglante (exemple du Sri Lanka), sans que les touristes, toujours nombreux, aient vraiment l'impression que cela les concerne…
- le fait de viser des touristes, des hôtels, des moyens de transport (avions, bateaux, bus), des grands rassemblements cultuels ou sportifs, de lieux où circulent des gens de toutes nationalités, n'a rien de spécifiquement islamique et ces pratiques remontent au terrorisme russe de la fin du XIX° siècle, comme l'attentat kamikaze ou le choix comme victimes de simples passants ne sont en rien une nouveauté ou un monopole des jihadistes…

L'attentat a une dimension stratégique : comme à la guerre, il s'agit de faire plier la volonté d'un adversaire armé…
L'attentat a une dimension tactique : ce n'est pas par hasard que les terroristes frappent depuis plus d'un siècle les véhicules, les vecteurs de transport et de communication, les lieux de rassemblement d'une population changeante, mobile, parfois socialement à l'aise et souvent cosmopolite (comme un hôtel, un théâtre, un hall d'aéroport)…
Enfin troisième dimension : la valeur "symbolique" de la cible touristique. Elle est symbolique au sens le plus simple où elle "représente" autre chose qu'elle même : le touriste devient le signe de l'étranger, du cosmopolitisme, de la globalisation, du capitalisme sans frontière, de son pays présumé impérialiste, de l'exploitation des populations pauvres, de la débauche des Occidentaux, de la guerre des civilisations etc.

 

2) L’influence de « la crise » sur le tourisme (d’après Le Parisien  du 26.09.2012)
"Contre toute attente, le secteur touristique a réussi à s'adapter à la crise économique", explique dans un entretien Taleb Rifai, secrétaire général de l'Organisation mondiale du tourisme (OMT).
Le tourisme avait été frappé de plein fouet par la crise en 2008, son rythme ralentissant de 2,1%, avant de vivre en 2009 "sa pire année depuis 60 ans" selon l'OMT, avec une chute de 3,8% des arrivées de touristes.
Il a rebondi de 6,6% en 2010 puis progressé de  5% en 2011 (et on prévoit une croissance de près de 4% en 2012), alors que la crise ne semble, elle, pas près de finir.
« La seule bonne nouvelle en provenance de l'économie vient du tourisme très flexible, qui s'adapte bien aux circonstances », se réjouit Taleb Rifai, secrétaire de l'OMT, un organisme qui dépend des Nations Unies et dont le siège est à Madrid.
Malgré la crise, "le tourisme fait partie du style de vie, on ne peut pas y renoncer": les difficultés économiques "vont changer la façon de voyager, les gens vont chercher des offres moins chères, mais ils continueront à voyager", assure-t-il.
 "Cela veut dire que l'on atteindra en novembre ou en décembre 2012 le chiffre historique d'un milliard de touristes internationaux", ajoute-t-il.
 Avec quelque 235 millions d'emplois, le secteur compte pour 5% du PIB mondial. (AFP)

 

 

Résumé de la discussion (Paul) :


- La discussion porte essentiellement sur la définition du «tourisme» qu'il ne faut pas confondre avec voyage ou vacances... même si le tourisme implique des voyages et du temps libre. Ni avec exploration ou aventure...
Ce sont les Anglais, des aristocrates anglais, qui avaient du temps libre pour voyager qui ont inventé le tourisme occidental (l'article porte essentiellement sur le tourisme français). . Mais tous les voyageurs et toutes les personnes en vacances ne font pas du tourisme.
- On peut définir le tourisme comme «l'art de voyager à la découverte des pays, des personnes, des paysages.»  A partir de là, de multiples formes de tourisme peuvent être envisagées.
Tout voyage n'est pas seulement touristique. Mais à partir de cette définition du tourisme, on peut en répertorier de multiples formes et des degrés différents dans les voyages.
Différentes formes de tourisme : littéraire (« étranges voyageurs ») ou culturel (visite de musées ou de sites comme la Sainte Victoire) ou historique ou religieux (des laïques vont sur les chemins de Compostelle sans être nullement religieux) ou politique ou sexuel ou sportif ou thermal ou d'aventure ....
- Certains voyages qui ne sont pas des voyages officiellement touristiques comprennent une part de tourisme dont l'importance varie suivant les circonstances : voyages d'affaires, de congrès, d'études....qui peuvent être complétés par une partie touristique quelquefois si importante que l'objet officiel du voyage n'en est que le prétexte.

- Le tourisme a beaucoup évolué des aristocrates anglais au tourisme de masse, dans sa forme (du camping au Palace), ses lieux (à l'intérieur ou international, campagne, mer, montagne), ses moyens (à pied, en roulotte, à bicyclette, en voiture, en avion, en bateau du voilier à la croisière)...:

- Le tourisme a changé la perception d'un certain nombre de choses qui ont été «apprivoisées», la mer ou la montagne qui hier terrifiaient le terrien moyen, sont aujourd'hui devenues des lieux et des paysages recherchés.
Il a même changé la perception de la beauté ou la santé, la peau ne doit plus avoir sa blancheur hivernale car un bronzage de bon aloi témoigne de vacances ensoleillées, heureuses, dans lesquelles le tourisme peut-être réduit à sa plus simple expression.

- La discussion n'a pas du tout abordé les questions économiques, ni les questions politiques pourtant annoncées dans la présentation de l'exposé.
Dans la présentation de l’exposé, ce qui était annoncé par Marie-Anne, c’était un complément sur l’influence du terrorisme et de « la crise » sur le tourisme et non les questions économiques et les questions politiques en rapport avec le tourisme qui sont beaucoup plus larges même si ces compléments en font partie.

 

 

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14 janvier 2013 1 14 /01 /janvier /2013 14:49

CERCLE DES CHAMAILLEURS
Mardi 8 janvier 2013

 

LA SOCIÉTÉ DES ÉGAUX

 

Présentation (Paul)

 

A partir du livre : « LA SOCIÉTÉ DES ÉGAUX » de Pierre Rosanvallon (Le Seuil 2011 434 p)


Ce livre très, intéressant, m'est apparu trop complexe pour que je puisse en faire un compte-tendu fidèle. Par ailleurs, la partie constructive n'est qu’ébauchée. Je me contenterai de quelques aperçus, notamment historiques concernant essentiellement les États-Unis et la France, quelquefois le Royaume-Uni.

 Pour l'auteur, l'amour de l'égalité est à l'origine de la Révolution. Aujourd'hui, sous l'influence de l’idéologie dominante qui n'est plus l'amour de l'égalité mais la diabolisation de l’égalitarisme et le culte de l'égalité des chances, il y a un consentement à l'inégalité : 57% des Français jugent que les inégalités sont inévitables et sont un facteur qui favorise le dynamisme de l'économie. Et les inégalités se développent en France et dans le monde.

 

L'invention de l'égalité

 

Le christianisme reconnaît l’égalité des hommes au point de vue spirituel et non social ou politique. Avant la Révolution, les nobles se voyaient comme une race à part (Sieyès) et c'est contre cette noblesse que s'est construite en France l'idée de la République des égaux. Une égalité qui ne s'oppose pas à la liberté : Rabaut Saint Étienne parle « d'égaux en liberté ».
Cette notion d’égalité-liberté est en accord avec le marché dans une société précapitaliste où le marché apparaît comme un lieu d'échange des fruits du travail entre égaux en indépendance sans grande interférence de l’État.

La société des égaux, c'est aussi une société de participation des citoyens. Avec le suffrage universel, on compte les voix, on ne les pèse pas comme avec les ordres (noblesse, clergé, tiers-état) où chaque voix n'avait pas le même poids.
Le vote est indissociable d'une communauté politique, la collectivité des citoyens, d'une histoire commune, dans une réunion vivante. On vote en public (isoloir 1913).

La société des égaux est une société de semblables. Est mise en place une politique d'uniformisation (départements contre provinces), d'appartenance, pour fortifier le sentiment d'égalité, pour instiller l'égalité-homogénéité, pour favoriser la norme, langue, mesures, mémoire.
La nation devient une totalité abstraite, détachée des identités sociales ou provinciales...

Dans la société des égaux, il peut y avoir des différences. Mais il faut  « Que nul citoyen ne soit assez opulent  pour en pouvoir acheter un autre, et nul n'est assez pauvre pour être contraint de se vendre ». (Rousseau).
L'esprit d'égalité est fondé sur les droits du présent contre les droits du passé, des origines, contre les privilèges. La société de marché contre celle des ordres. De l'échange contre la rente foncière. L'argent est le grand niveleur.

L'inégalité des richesses est corrigé par la culture de l'unité nationale, de la fraternité. D'où l'abolition des titres de noblesse et de leur usage, réforme fondamentale qui s'attaque à l'identité des nobles, à leur singularité (19 juin 1790), à partir de 1792, tutoiement citoyen...
Aux États-Unis où il n'y a pas de nobles, après 1800, la démocratie évoque une forme de société plus qu'un régime politique : égalité renvoie au respect mutuel, à la facilité de contact. Servant est humiliant mais les domestiques sont beaucoup moins nombreux qu'en Europe et tout le monde est lady ou gentleman.

L'Amérique fait descendre l'idée d'égalité dans la vie sociale, les Français la projettent surtout dans la sphère politique.

 

La révolution industrielle, rupture décisive

 

En Amérique, en 1840 : 80% du travail est indépendant : petits cultivateurs, artisans, commerçants. Avec la révolution industrielle, les travailleurs sont des esclaves. « Les Noirs sont sous la dépendance de maîtres intéressés à leur conservation. Les ouvriers blancs peuvent mourir... On achète les uns, on loue les autres. »

En France, en 1803, Sismondi fait l'éloge de la liberté économique et, en 1819, souligne que travail et capital sont des puissances séparées, en lutte l'une contre l'autre... Certains parlent de 2 nations, privilégiés et prolétaires : « désormais les ouvriers naissent et meurent ouvriers ».

Le libéral-conservatisme va stigmatiser les ouvriers, justifier moralement les inégalités, en faire le moteur du développement industriel : « La misère est le châtiment de la paresse et de la débauche ». « Le développement de l'industrie serait... impossible si les hommes étaient tous également heureux... ». « Il est bon qu'il y ait des lieux inférieurs où soient exposés à tomber les familles qui se conduisent mal et d'où elles ne puissent se relever qu'à force de se bien conduire ».
La misère ne peut être surmontée par l'amélioration de la condition ouvrière mais par la moralisation.

La science va « naturaliser » les vertus, les talents, les localiser dans des zones du cortex (phrénologie) et rendre l'inégalité objective (le QI). Comme les inégalités sont dans la nature, on remplace la lutte pour l'égalité par l'égalité des chances, par la méritocratie : recruter des élites, déceler des génies mais sans fabriquer des frustrés par une ouverture inconsidérée de l'école, chercher partout des talents non une promotion sociale générale. L'égalité de chances masque la reproduction massive des places dans l'ensemble de la société.

 

Contre l'individualisme et la concurrence

 

Dés 1820, face à la « secte économique » pour qui la concurrence est la condition nécessaire au progrès, les socialistes vont imaginer des mondes parfaits où règnent l'unité et la fraternité : chacun est inscrit dans un ordre protecteur plus large, pas de concurrence possible, pas d'individu autonome. L'individu n'est qu'un rouage. Unité veut dire indistinction, suppression des antagonismes.
À la Révolution, cette notion d'individu abstrait est corrigée par la fraternité, la civilité, l'attention, la bienveillance.
La société des égaux dessine un horizon qui suppose l'éradication de tout ce qui peut nourrir la discorde, la domination et repose sur l'extinction du politique, de l'économique et du psychologique.

Extinction du politique : Dans cette société de semblables, tous égaux, l'unanimité règne, les membres de la communauté ne sont pas en concurrence mais les rouages d'un ensemble. Le suffrage universel, le pluralisme de la presse sont inutiles. Tout est pensé à l'avance, rationnel.
Extinction de l'économique : Par la suppression de la propriété privée, de l'accumulation de richesse ou de puissance, par une organisation rationnelle et le progrès technique « tous les besoins naturels pourraient être satisfaits avec abondance... l'égoïsme cessera d'exister ».
Extinction du psychologique : L'éducation et l'école rendront possible l'éradication de l'envie, de l'égoïsme, du désir de distinction. « Partout, la fraternité, l'union, la paix ».

Une nouvelle espèce humaine va naître, dans un monde où tous les hommes ne sont pas seulement égaux mais identiques. Plus de rivalité possible, même dans la conquête des femmes toutes semblables.

 

Le national-protectionnisme

 

Face aux rêves socialisants, le national-protectionniste fonde une égalité-identité sur l'homogénéité nationale. Le prolétaire devient l'ouvrier « sous l'égide glorieuse du drapeau tricolore ». Mélant les intérêts des industriels et des salariés d'où le nom du premier regroupement d'industriels : Association pour la défense du travail national (1846) contre la concurrence cosmopolite ...
Le protectionnisme se veut en faveur de tous les petits, ouvriers, ateliers et propriétés foncières et en définitive de la nation tout entière. La France protectionniste construit la cohésion nationale par une communion identitaire.

Les socialistes ont défini l'idée de nation sur un mode non nationaliste à construire comme espace de solidarité, de redistribution. La nation devient porteuse d'un idéal émancipateur à coté de l'internationalisme. Mais l'égalité des socialistes, égalité de tous les hommes, est exigeante et certains passent du radicalisme révolutionnaire à l'ultranationalisme (France aux Français, France envahie par les étrangers, socialisme nationaliste).

Le protectionnisme ouvrier a une efficacité immédiate. Il institue un traitement inégal entre étrangers et nationaux. Il va prendre la forme de la protection du travail national contre les étrangers, taxer leur utilisation, expulser ceux à la charge de l'assistance publique, prôner la préférence nationale. Il y aura des manifestations et des incidents contre les Belges dans le Nord , avec des morts à Aigues-Mortes en 1893 contre les Italiens,.
A ce national-protectionnisme va s'ajouter l'aventure coloniale qui diffuse, surtout après 1870, le sentiment collectif d'une entreprise conquérante et d'une supériorité par rapport aux peuples à civiliser.

A la société des égaux de la Révolution, le nationalisme de la fin du XIXème oppose l'intégration par la fusion des individus dans un bloc  : « L'idée de patrie implique une inégalité au détriment des étrangers » Barrès.

 

Le racisme constituant aux États-Unis

 

Aux États-Unis, le racisme n'est pas seulement une survivance de l’esclavage dans le sud, c'est aussi une création de la période, dite de Reconstruction.
A la fin de la guerre de Sécession, l'esclavage est aboli par le 13ème amendement (1865) et le droit de vote établi par le 15ème (1869). Mais les Noirs en sont exclus par des artifices : taxe de vote, capacité politique... qui ne touchent pas les Blancs, soit parce qu'ils ont déjà voté, soit parce qu'il descendent d'électeurs...

Durant la période esclavagiste, maîtres et esclaves cohabitaient : distance sociale et proximité physique avec une certaine tolérance aux relations sexuelles. Premières règles de ségrégation dans le nord où il n'y avait pas d'esclavage.
Le racisme aux États-Unis est une forme structurante de la démocratie. Cette séparation donne aux Blancs une identité qui masque les inégalités économiques, donne le sentiment de s'élever ensemble. Le racisme est plus structurant parce que permanent, plus lisible.
Les États-Unis sont le seul pays occidental qui n'a pas connu de parti socialiste important à cause de l'hétérogénéité ethnique et sociale du monde ouvrier, pas de passé féodal, ni d'ordres ; importance de l'individualisme et défiance envers l'État.

Les pauvres sont responsables de leur sort et nombre de Blancs suspectent les Noirs d'être des tricheurs, de profiter du système. Les Blancs ne veulent pas de système redistributif dont les Noirs pourraient bénéficier. Les États qui ont le moins de Noirs ont les prestations sociales les plus généreuses.

 

Le siècle de la redistribution

 

La révolution au XIXème siècle est une menace pour les uns, une espérance pour les autres. « Il faut choisir entre une révolution fiscale et une révolution sociale ».

La peur des conservateurs et la raison des socialistes conduisent à une politique de réduction des inégalités avec trois réformes au tournant du siècle :
- adoption dans tous les grands pays de l'impôt progressif sur le revenu (Allemagne 1891, États-Unis, RU, France) avec un taux faibles au début (2% en France, 3% au RU payée par seulement 12 500 ménages).
- Bismarck, en 1883, crée l'assurance maladie obligatoire, cotisations ouvrières et patronales, couvre l'incapacité en cas d'accident du travail en 1884 et en 1889, l'assurance vieillesse.
- Les syndicats légalisés en France en 1884.
 
 Avec la guerre, la nation est une communauté d'épreuve. L'égalité des poilus donne un sens directement sensible à l'idée d'une société de semblables. La guerre a exacerbé la nation-identité et la nation-solidarité : dette sacrée à l'égard des défenseurs de la patrie, par extension, protection et sécurité sociale, vision de l'État assureur.
 De même, aux États-Unis, le patriotisme fiscal légitime l'impôt progressif sur le revenu, Revenu Act 1917 :« que les dollars meurent aussi pour la patrie ».
 
 « L 'homme seul n'existe pas », il naît débiteur de la société. L’État est devenu « partie intégrante de chaque individu ». Solidarité socio-économique et citoyenneté politique tendent à se superposer. Dre plus, il y a la peur de la Révolution d'octobre et le poids du monde du travail, massivement organisé.
 
 L'idée national-socialiste est un peuple souverain et homogène dans l'espace naturel, la race constitue une masse unie et indistincte. Il substitue l'homogénéité naturelle à l'égalité naturelle. La race conduit à l'expulsion d'une partie des hommes hors de l'humanité, condition de l'égalité. On passe du social au racial.
 
 La victoire sur le nazisme écarte cette homogénéité d'exclusion. L'effort de guerre et le partage des sacrifices conduisent à la solidarité. On retrouve, encore plus qu'après la guerre de 14, la volonté de « garantir à tous les conditions de travail meilleures, la prospérité économique et la sécurité sociale » (1941 : charte de l'Atlantique).
 En 1945, la peur du monde soviétique prend la suite de la peur de la Révolution d'octobre de 1917 et favorise l’État-providence.


 
 Le grand retournement


 
 L'éloignement des grandes épreuves, la mondialisation, l'effondrement du communisme affaiblissent le réformisme et font réapparaître les inégalités.
 
 Le chômage de masse, l'insécurité sociale ont conduit à un État d'assistance qui gère surtout les situations d'exclusion les plus criantes.
 Les hommes sont solidaires quand les risques sont diffus, de causes inconnues, non quand ils sont liées à des comportements individuels ce dont chacun a pris conscience. Les improductifs vivent aux dépens des productifs, le sentiment social de solidarité s'émousse, on explique la pauvreté par la paresse …
 
 Dans le capitalisme classique, les travailleurs manuels sont interchangeables. Dans le nouveau capitalisme, les salariés doivent répondre à l'imprévu, la créativité est un facteur de production, l'économie de services donne de l'importance au consommateur et à la singularisation du travail : soin, conseil, enseignement, artisanat spécialisé, livraisons ou réparations à domicile. D'où la notion de qualité, indissociable d'une certaine autonomie.
 
 Aujourd'hui, le marché du travail peut expliquer la hiérarchie des salaires mais le P-DG qui gagnait 35 fois le salaire moyen de l'ouvrier en 1974, gagne 150 fois plus en 1990. Ce ne sont pas la vertu ou le mérite qui ont déterminé la montée en flèche des rémunérations. Mais la ruse, le rapport de force, la connivence voire la corruption entre dirigeants, administrateurs, actionnaires.


 
 L'égalité radicale des chances


 
 Les différences ne peuvent être justifiées que par le mérite ou le hasard, à la fois opposées et complémentaires : le mérite pour le talent (nature) et le comportement (vertu).  La compétition révèle les capacités, la chance aide à supporter l'injustice ou la compétition trop rude.
 L'égalité des chances liée à la méritocratie servent à disqualifier l'égalité par l'invention et la démonisation de l'égalitarisme.
 
 L'égalité des chances a plusieurs aspects.
- Égalité légale des chances : suppression des privilèges et des barrières juridiques ou corporatives avec Déclaration des droits de l'homme.
- Égalité sociale des chances :
- Neutralisation des distorsions par l’égalité institutionnelle : école républicaine, ouverte à tous. En 1793, proposition d'une école, maison de l'égalité, pour former des hommes nouveaux soustraits de 5 à 12 ans au milieu familial.
- Une société démocratique appartient aux vivants, les morts n'ont rien à y jouer., d'où différentes propositions touchant à l'héritage : le supprimer (oisiveté héréditaire), abolir la « propriété par droit de naissance » et non « par droit de capacité », système de succession nationale pour doter les Français modestes au démarrage dans la vie, doter à 25 ans et retraite à 50, déclarer nulle toute disposition avantageant un héritier, forte fiscalisation,
 Mais s'il y a une égalité permanente des chances, il n'y a plus de chance à saisir ou d'efforts à faire.


 
 
   La société des égaux aujourd'hui


 
 L'égalité des chances théorise les inégalités légitimes, justifie les enrichissements les plus spectaculaires par le mérite, critique l'État redistributeur, remplace les droits sociaux par la compassion.
 
 L'individualisme d'universalité concerne des êtres humains, tous égaux, tous semblables, membres du souverain par le droit de vote. La société des égaux, au XIXème, est une société sans classes : « le développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». L'égalité des libertés est un idéal d'émancipation, d'autonomie. Une société où les différences ne créent pas d'exploitation, de domination ou d'exclusion. 
 
 L'individualisme de singularité. Aujourd'hui, les inégalités résultent autant de situations individuelles, de trajectoires personnelles que des conditions sociales.
 Dans l'égalité de singularité chacun se manifeste par ce qui lui est propre, chacun a les moyens de sa singularité, de son autonomie, de se donner un avenir. La singularité n'est pas tendance à la distanciation mais attente d'une reconnaissance mutuelle des particularités. Faire société à partir de ce que les individus ont de spécifique.
 
 Il faut des règles justes qui correspondent à l'individu universel.(pôle de généralité : droits sociaux et politiques, automatiques, inconditionnels) et des règles qui favorisent l'attention à autrui (pôle de singularité : respect, dignité, non-discrimination, possibilité de construire son histoire)
 
 Le respect et la reconnaissance sont des biens sociaux fondés sur une relation de réciprocité, permettant à une multitude d'êtres singuliers de faire société. La réciprocité ne vise pas à l'égalitarisme, stricte égalité arithmétique, ni une égalité-indépendance hors d'atteinte dans un monde complexe mais une égalité d'engagement : mêmes droits et mêmes devoirs .


 
 La pathologie de la singularité


 A tous les niveaux de l'échelle sociale se sont développés des comportements d'éviction et de distinction : recomposition des identités collectives, segmentation, discrimination, séparatisme social.
- La discrimination : c'est l'assimilation négative d'une personnes à l'un de ses caractères, la réduction d'un individu « à sa classe de singularité », « à cette singularité ».
- L'âge des sécessions et des séparatismes : La frange la mieux lotie de la population vit en dehors du monde commun, elle fait sécession : émigrés fiscaux... Juridiquement citoyens, ils ne font plus partie de la communauté. Les conditions d'un divorce explosif entre 2 nations séparées et hostiles comme au XIXème.
- La dépolitisation : La délégitimation de l'impôt redistributif et la tendance au séparatisme social traduisent une forme de dépolitisation. L'essence de la démocratie, c'est l'organisation d'une vie commune entre gens différents, la fusion des habitants en un même corps civique.
Un groupement humain qui ne se pense que sous les espèces d'une homogénéité donnée n'est pas seulement non démocratique, il est aussi non politique.
- Le séparatisme à base territoriale, régionale ou autre : Aux États-Unis, attaques du fédéralisme fiscal à fonction redistributive, « unincorporated areas » zones résidentielles sans structure municipale, ni services publics : forme la plus avancée pour substituer le principe d'homogénéité, à connotation identitaire, au principe démocratique.
 La tentation de l'homogénéité
 La robustesse de l'État-providence dans les pays scandinaves est lié au caractère socialement et ethniquement homogène. La diversité ethnique ou culturelle freine l'exercice de la solidarité.
 
 Deux conceptions antagonistes de l'homogénéité :
- La première sur le mode d'une qualité donnée équivalent à une identité figée.
- La seconde comme travail d'homogénéisation lié à la réduction des inégalités et à l'exercice d'une démocratie fortement délibérative.


 
 Conclusion


 
 Comment être semblables et singuliers, égaux et différents, égaux sous certains rapports et inégaux sous d'autres ?
 
 Lors des révolutions américaine et française, Les idéaux de similarité, d'autonomie et de citoyenneté s'accordaient. C'était le temps de l'égalité heureuse. Société des égaux dans une économie simple de l'égalité : droits de l'homme, suffrage universel, marché...
 
 Aujourd'hui, dans une économie complexe à l'âge de l'individualisme de la singularité, l'égalité doit admettre la différence mais celle-ci tend à se transformer en inégalité destructrice. D'où la nécessité d'une réciprocité ouverte : « de chacun suivant ses possibilités à chacun selon ses besoins ». qui peut tolérer une inégalité économique tant que l'écart de ressources n'entame pas la forme de similarité, de réciprocité.


 
 
 Trois choses me semblent ressortir de ce livre :


 
- L'évolution parallèle des sociétés surtout étasunienne et française avec quelques particularités qui permettent de comprendre certaines différences.
- Le retour périodique d'affrontements avec les mêmes arguments
- La nécessité de réfléchir à une revendication moderne d'égalité qui ne peut s'en tenir à l'égalité universaliste de tous égaux, tous semblables de la Révolution mais qui doit être une égalité universaliste dans le respect des différences, ce que l'auteur appelle l'universalité de la singularité.

 


Résumé de la discussion (Michel)

 

Présentation riche sur un sujet complexe avec de nombreuses facettes. La discussion a porté sur quelques aspects ponctuels.


- La notion de « liberté » est-elle opposée à celle d’«égalité » ?
Il semble exister comme un phénomène de vases communicants entre ces 2 notions-clés : plus il y a de liberté et moins il y a d’égalité et inversement.
La liberté totale, c’est la loi du plus fort. Et, l’égalité totale entre les hommes est un non-sens, contrairement à ce que voulaient les utopistes.
Ces 2 notions sont en fait complémentaires. La liberté des uns s’arrête là où commence la liberté des autres (égaux en liberté).
Le balancement entre liberté et égalité se retrouve au cours des siècles et notamment depuis la révolution française ; tantôt c’est la liberté qui gagne du terrain, tantôt c’est l’égalité, une sorte d’alternance entre révolutions et contre-révolutions, y compris dans la période moderne.

 

- A propos de l’esclavage aux Etats-Unis : les esclaves noirs étaient achetés et les maîtres, qui en étaient propriétaires, en prenaient soin pour préserver « leurs biens ». Par contre, les autres ouvriers, le plus souvent blancs, étaient loués, donc moins « précieux » car ils pouvaient facilement être remplacés.

 

- Quelle est la différence entre Etat-providence et Etat-assistance ?
L’objectif de l’Etat-providence est d’assurer la protection et la justice sociales ainsi que de veiller à une meilleure répartition des richesses alors que, dans l’Etat-assistance, l’aide sociale est ciblée sur les exclus qui deviennent des « assistés » et bénéficient donc de la charité de l’Etat.

 

- Un temps important de la discussion a été consacré à l’éducation et à l’école. Un des chamailleurs avait demandé comment l’éducation pouvait contribuer à la paix, à la réduction des conflits et des rivalités.
Cet objectif a été un des arguments pour mettre en place l’école obligatoire à la fin du XIXème siècle. L’accroissement des connaissances devait conduire à plus de compréhension et plus de tolérance entre les hommes.
Les membres du groupe se sont alors interrogés sur ce que l’école leur avait réellement apporté. Pour certains, cet apport a été essentiel, autant que la famille, y compris pour l’apport de « valeurs » qu’elle légitimait. Pour d’autres, au contraire, c’est la famille et notamment les parents, qui leur ont apporté les valeurs qu’ils considèrent comme les plus importantes, l’école ayant parfois constitué un contre-modèle (règles de discipline très strictes avec punitions physiques dans les années 40). Pour ceux-ci, l’école leur a surtout apporté une acquisition de connaissances. L’un d’entre nous considère même que les bons enseignants sont avant tout de bons techniciens dans leur discipline.
Tous admettent cependant que l’école leur a apporté des règles essentielles pour la vie en société  et pour leur travail (propreté, ponctualité, précision…)
Si la discussion a été aussi animée à propos de l’école, c’est sans doute parce qu’il s’agissait du vécu, de l’expérience de chacun d’entre nous, vécu et expérience apparemment assez différents.


- Enfin, concernant la société des égaux aujourd’hui :

Si la notion d’Universalisme a continué à se développer, il faut maintenant l’associer à celle de singularité : « Chacun veut être lui-même » nous dit Rosanvallon, chacun cherche à se distinguer des autres. C’est le cas notamment chez les jeunes, par exemple dans le domaine de l’apparence, physique (coiffure, tatouages, piercing…) ou vestimentaire ou encore des tags. Mais ceci semble relever surtout de phénomènes de mode et/ou de groupe.

 

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27 novembre 2012 2 27 /11 /novembre /2012 16:37
CERCLE DES CHAMAILLEURS
     
  « Le livre, le numérique »

Mardi 9 octobre 2012

 

Présentation par Michel

 

Dans la revue Le débat (n°170, mai-août 2012) consacré à ce thème, j’ai sélectionné 5 articles (sur les 22 de ce numéro) qui portent notamment sur la politique du livre et sur les transformations entraînées par le développement du numérique et leurs conséquences sur les différents métiers de la chaîne du livre (auteurs, éditeurs et libraires) mais aussi sur les lecteurs eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’une synthèse de ces articles mais d’une présentation successive .des idées-clés des cinq auteurs.

 

1. Un combat pour le livre (Hervé Gaymard)

 

« Nous vivons une période de « grande transformation » sans doute aussi importante que  la révolution de Gutenberg et la naissance de l’édition moderne au XIXème siècle…
La lecture numérique, plus séquentielle, parcellaire, indexée, utilitariste, fragmentée, va forcément modifier notre façon de penser et d’appréhender une œuvre…
Comme le disait Malraux dans son discours de 1968 sur la crise de civilisation : « Nous ne sommes pas les Romains plus les machines, nous sommes des Romains transformés par les machines que nous avons inventées. »

« Le trentième anniversaire de l’entrée en application de la loi du 10 août 1981 relative au prix unique du livre, portée par Jack Lang, et votée à l’unanimité, est l’occasion de redire qu’elle reste pertinente, y compris à l’ère d’Internet et qu’il serait imprudent de la réformer…C’est une véritable loi de développement durable, à la fois culturelle, économique et territoriale… »

« Le livre papier va-t-il disparaître, évincé par le livre numérique ? Evidemment non. Jamais, dans l’histoire de la transmission de la connaissance, un nouveau truchement n’a chassé l’ancien…
Aujourd’hui, en Europe, la part du numérique représente au mieux 1 à 2 % du marché. Aux Etats-Unis, on approche les 10 %.
Selon les experts – mais ils se trompent souvent -, le numérique devrait représenter à terme un tiers du marché.
Dans cette nouvelle géographie des vecteurs de transmission, on n’est pas à l’abri de surprises. Ainsi, on pouvait penser que les guides de voyage et les livres de recettes de cuisine seraient tués par internet…or ce n’est pas le cas…Le domaine des sciences humaines peut profiter de ce nouveau vecteur, par la publication sous forme numérique d’œuvres exigeantes, impubliables sous une forme papier pour d’évidentes raisons économiques… »

…la géographie des métiers de la chaîne du livre va changer. Certains vont disparaître. D’autres vont muter. Et de nouveaux métiers devraient apparaître.
Les imprimeurs seront les premiers impactés.
L’auteur, l’éditeur et le libraire vont connaître d’intenses mutations.

H. Gaymard considère que le droit des créateurs est un préalable « irréfragable » (c’est-à-dire auquel on ne peut s’opposer). Et c’est pourquoi, dit-il, « le procès intenté par l’Authors Guild, la guilde des auteurs américains, et cinq grands éditeurs contre Google a été emblématique…certains éditeurs français, ainsi que la Société des gens de lettres et le gouvernement français, ont fait de même…Google avait en effet entrepris une numérisation sauvage de toutes les œuvres, y compris celles sous droits d’auteur…une solution transactionnelle a (finalement) été trouvée avec certains éditeurs comme Hachette et La Martinière.

 

H. Gaymard propose la feuille de route suivante :

 

« 1) Sauver la librairie française : « Par sa densité territoriale (il y a plus de librairies en France que dans tous les Etats-Unis…) et la qualité de ses professionnels, la librairie française est unique au monde. Mais, si rien n’est fait, cela risque de n’être qu’un souvenir. Des marges très faibles, une rotation lente des stocks, la concurrence de la vente du livre papier par Internet, l’augmentation des loyers en centre-ville concourent à fragiliser la situation des libraires…Tout le monde doit être conscient, notamment les éditeurs, y compris à l’ère numérique, que les libraires sont indispensables…(notamment) parce que la fonction de conseil, face à la profusion du choix, sera encore plus essentielle à l’avenir qu’aujourd’hui. »
Parmi les mesures qu’il propose :
- peut-être interdire la gratuité du port (pratiquée par exemple par Amazon).
- développer un nouveau concept de librairies, lieux de conseils, de débats, de loisirs, de convivialité. (Dans un autre article de la revue, à la question posée à Erik Orsenna : « Les libraires ont-ils raison d’être inquiets pour leur avenir ? », celui-ci répond : « Les libraires, non, les vendeurs de livres, oui. »).
- les éditeurs et les imprimeurs doivent décider que les libraires soient la porte principale d’entrée de l’impression à la demande

 

2) Développer l’impression à la demande : car ce procédé d’impression « va permettre de rendre disponibles des œuvres épuisées, mais aussi des œuvres originales, notamment dans le domaine des sciences humaines ».

 

3) Développer le marché du livre numérique : pourquoi le marché ne décolle-t-il pas en France ?
L’auteur évoque l’inadaptation des outils de lecture mais les liseuses de dernière génération sont de plus en plus conviviales et performantes.
D’après lui, une autre cause est à rechercher dans la rétention d’offre des œuvres du domaine français.
Il faudrait également que les éditeurs baissent le prix des livres numériques.

 

4) Développer la lecture publique (=ensemble des fonctions assurées par les bibliothèques publiques) : qui, d’après Gaymard, a connu une belle progression ces dernières années, notamment grâce aux médiathèques.

5) Adapter le droit d’auteur à l’ère numérique : car « la loi du 11 mars 1957 qui régit le droit d’auteur n’est pas applicable, dans maintes de ses dispositions, à l’univers numérique ».
Et, « un certain nombre d’auteurs souhaitent que soient signés des contrats séparés pour l’exploitation numérique de leurs œuvres. »

Pour conclure, il estime que, « à l’instar de ce que Malraux disait du cinéma, le livre est, plus que jamais, aussi une industrie ».


2. Le livre dans l’économie numérique  Quelle politique ?
(Jacques Toubon)

 

J. Toubon cite la proclamation de Jacques Delors : « La culture n’est pas une marchandise ».
 « Le réseau Internet est maintenant en situation d’oligopole autour de quatre fournisseurs majeurs de terminaux et de logiciels, Amazon, Apple, Google et Microsoft…Le premier enjeu de cette domination concerne le droit d’auteur. Parce que les systèmes juridiques sont différents et que notre attachement au droit moral des auteurs est loin d’être universellement partagé. »
Mais, ce qui l’a le plus alarmé et choqué, c’est l’attitude des Européens.
« Le régime européen de la TVA connaît dans 24 pays sur 27 l’absurdité de la divergence entre des taux réduits sur le livre papier et des taux normaux sur le même livre mis à disposition par un service en ligne…Enfin, s’agissant de la fiscalité directe, l’impôt sur les bénéfices, les groupes américains ont installé leur domicile fiscal là où cet impôt est le moins élevé, en Irlande ou à Jersey. »
De son côté, « l’Union européenne tarde à réaliser ce qu’elle nomme son « agenda numérique ».

 

3. La lecture régulière de livres : un recul ancien et général
 (Olivier Donnat)

 

« L’enquête « Pratiques culturelles des Français » que le ministère de la Culture mène régulièrement depuis le début des années 1970 » (en1973, 1981, 1989, 1997 et 2008) a notamment mis en évidence « que le profond renouvellement que connaissent aujourd’hui  les pratiques culturelles s’inscrit  pour une large part dans le prolongement de tendances à l’œuvre depuis plusieurs décennies.

Les résultats des enquêtes incitent « à résister à la tentation de lire l’ensemble des mutations actuelles à l’aune exclusive de la révolution numérique. » Et, ceci pousse «  à voir  dans la diffusion massive d’Internet et des ordinateurs, consoles de jeux, téléphones multifonctions et autres tablettes ou liseuses une nouvelle phase d’un mouvement au long cours entamé au tournant des années 1960 : la montée en puissance de la culture d’écran au détriment de la culture de l’imprimé. »

Donnat rappelle qu’il n’a jamais été facile de parler de la lecture au singulier dans la mesure où il s’agit de « la plus polymorphe des pratiques culturelles ».
« Comment appréhender la lecture dans le monde numérique où les textes sont agencés de manière radicalement différente du fait de l’existence de liens hypertextes et sont, de surcroît, associés à d’autres contenus (vidéos, musiques, etc.) ? »
A la lecture des chiffres, il apparaît que « pour un niveau de diplôme donné, l’intérêt des Français pour le monde des livres est aujourd’hui nettement inférieur à ce qu’il était trente-cinq ans auparavant. » On observe aussi une baisse de la quantité de livres lus.

De plus, «  la lecture régulière de journaux (payants) a régulièrement perdu du terrain. »

L’ampleur de la baisse « a été nettement plus importante dans les rangs masculins, ce qui s’est traduit par une féminisation du lectorat. »
La féminisation du lectorat « est particulièrement sensible dans le cas des romans car les hommes, quand ils sont lecteurs, préfèrent les livres d’histoire, les bandes dessinées et les livres scientifiques et techniques : les femmes sont trois fois plus nombreuses que les hommes à lire des romans autres que les romans policiers. »
« Cette accentuation du caractère sexué du rapport au livre est sensible chez les ouvriers et les employés, où le décrochage masculin a été particulièrement marqué ces dernières années, mais elle n’épargne pas les milieux favorisés. »

En ce qui concerne l’âge, « les 15-24 ans étaient au début des années 1970 les plus nombreux à lire des livres (et à en lire beaucoup) et le restent aujourd’hui. Il est faux, par conséquent, de dire – comme on l’entend souvent -  que les adolescents d’aujourd’hui lisent moins que leurs parents ou grands-parents…. ; de leur côté, les personnes de soixante ans et plus comptent plus de lecteurs que leurs prédécesseurs de 1973... »

Les résultats « indiquent un certain recul de la lecture de romans et une progression de la lecture de consultation » rendue plus facile par les nouvelles technologies.
D’autre part, « il semble difficile de ne pas mettre la baisse de la lecture de livres en relation avec les transformations du système scolaire. » C’est ainsi que « le recul de l’enseignement des humanités et la prépondérance de plus en plus marquée des filières scientifiques ont entraîné un certain délitement du rapport privilégié que les élites françaises entretenaient avec la culture littéraire ».

 « On ne lit pas un texte sur un ordinateur (et plus encore sur un téléphone portable) de la même manière qu’on lit un livre : les dispositifs dont bénéficie le lecteur sur écran permettent de sauter d’un texte à l’autre et favorisent les lectures fragmentées, discontinues, tournées vers la recherche rapide d’informations, au détriment de la lecture linéaire de textes exigeant une attention soutenue et continue. »

Enfin, dans un tel contexte et devant une telle évolution, « comment ne pas s’interroger sur l’avenir de la littérature ? »


4. La métamorphose du lecteur (Pierre Assouline)

 

 « Que l’on s’en réjouisse ou  s’en lamente, il faut s’y faire : on n’écrira plus, on ne lira plus, on n’éditera plus tout à fait comme avant ».

Il ne manque pas de pessimistes « pour affoler les masses lettrées sur la mort prochaine du livre » … et certains écrivains « sont les premiers à sonner le tocsin ». C’est le cas de Jean-Claude Carrière et Umberto Eco « dans un livre à deux voix au titre pathétique N’espérez pas vous débarrasser des livres. Comme si c’était la vocation de l’Homo connecticus ! » précise Assouline. Il est vrai que la consommation de papier dans l’édition de livres baissera de 52% d’ici à 2020 aux Etats-Unis d’après une projection. »

« La cérémonie de l’adieu au papier, telle qu’elle se manifeste régulièrement sous la plume des meilleurs intellectuels, est un spectacle aussi déchirant qu’anachronique. »… « Pourtant, on ne change pas de contenu : on glisse simplement d’un support à un autre. »
Pour Assouline, « il est très contestable d’assurer que le papier est plus favorable à l’intelligence d’un texte que ne l’est l’écran. Ne serait-il pas temps de désacraliser le papier ?

« Etrange la façon dont ses détracteurs dénoncent l’addiction à Internet comme s’ils n’avaient jamais entendu parler  de l’addiction à la lecture dans le siècle qui les a vus naître. »
Un écrivain américain, Jonathan Franzen, « est encore plus pessimiste : il voit dans l’e-book un instrument à corrompre les valeurs en raison de son caractère fugitif, éphémère, volatil…Dans sa phobie d’Internet, Franzen englobe tout : e-book, Facebook, Twitter ».
Quant à Yann Moix, « de l’excès il a probablement voulu faire un des beaux-arts en appelant les lecteurs à l’ « e-todafé », très précisément au brûlage des liseuses ».

Selon Assouline, « les rares ouvrages consacrés à l’univers du numérique qui tiennent la distance sont les essais à connotation philosophique tels ceux de Milad Doueihi », comme dans son ouvrage La Grande Conversion numérique. L’auteur, « qui n’est pas un numéricien, reconnaît avoir d’abord fait l’apprentissage de l’amitié et de la convivialité en découvrant le réseau. (Par ailleurs), il lui est apparu que cette conversion, contrairement aux autres, n’impliquait aucun reniement ; même s’il l’ignore, le monde numérique est selon lui foncièrement lettré. »
Doueihi rappelle le vers de René Char qu’il a placé en épigraphe de son livre : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».

Assouline rapporte également que Doueihi consacre l’ « humanisme numérique »  comme « le quatrième humanisme  à la suite de ceux décrits par Claude Lévi-Strauss : aristocratique de la Renaissance, bourgeois et exotique du XIXème siècle, et démocratique du XXème siècle ».

Pour Assouline : « Reste encore à imaginer quelles sortes d’humanités la civilisation numérique s’apprête à créer ».
Il parle aussi des ratés de la technique et rappelle un incident « du plus mauvais goût » survenu en 2009 et pour lequel « Jeff Bezos, le fondateur et P.D.G. d’Amazon, la plus grande librairie en ligne, « avait dû présenter des excuses publiques à ses clients…Il s’agissait de 1984 et de La Ferme des animaux de George Orwell. Ou, plus exactement, de leur pulvérisation à distance. En effet, ces deux classiques modernes étaient téléchargeables sur le Kindle, liseur électronique commercialisé par Amazon…Mais lorsqu’il s’est avéré qu’elle n’en détenait pas les droits numériques…Amazon a purement et simplement annulé ces livres chez ceux qui les avaient déjà achetés on ne peut plus légalement et qui étaient en train de les lire et de les annoter. Détruits à distance ! Ce qui a ramené leurs propriétaires au dur constat de cette dure réalité : téléchargés, les livres ne sont jamais que des fichiers … et ceux qui avaient écrit des commentaires sur leurs exemplaires virtuels d’Orwell y ont perdu leurs notes en marge…Big Brother est plus que jamais watching you » !

« La lecture sur écran va nous rendre moins respectueux de l’écrit ; ce qui apparaissait autrefois comme « gravé dans le marbre » est désormais trop fluide, inconstant, en un mot : manipulé ; en migrant du papier vers l’écran, l’écriture perd de son caractère intangible.»
Le plus grand effort exigé des sceptiques est d’«apprendre à dissocier le livre du texte qu’il contient…Entre eux, les professionnels américains du livre parlent d’ailleurs de moins en moins de book ( livre ) et de plus en plus de content ( contenu ). »
Assouline estime que « c’est une plus grande révolution que celle de Gutenberg, où l’on était passé du papier au papier, alors que l’on passe là du papier à l’immatériel, et que celui-ci offre la solution à deux des problèmes du lecteur contemporain (l’encombrement et le nomadisme), résolus ensemble par la seule liseuse. »
Cependant, « le flux sera vraiment l’avenir du livre le jour où le livre sur écran se débarrassera véritablement de cet héritage en cessant de singer le livre traditionnel par une simple métamorphose en format PDF ; un tout nouveau contrat  entre l’auteur et le lecteur est à établir, qui tienne compte du caractère mouvant et interactif du support. »

Pour Assouline, il faut faire confiance à la « plasticité neuronale » des lecteurs. « Il n’y a pas de différence entre lecture sur papier et lecture sur écran d’un point de vue neurologique, ce sont les mêmes zones cérébrales qui sont activées, si l’on en croit Thierry Baccino, professeur de psychologie cognitive et ergonomique à l’université de Nice Sophia-Antipolis. »

« Les gens s’adapteront, comme ils se sont adaptés en passant du cinéma muet au cinéma parlant ; il y aura deux marchés, celui du livre fonctionnel (dictionnaires, manuels scolaires, guides de voyage et surtout encyclopédie telle l’Encyclopedia Britannica, créée en 1768, qui vient juste d’annoncer l’abandon de sa traditionnelle édition en trente-deux volumes pour n’être plus consultable qu’en ligne) et le livre plaisir ; mais, entre le livre papier devenu un objet de luxe et le livre numérique, il n’y aura plus de place pour le livre de poche, seule victime annoncée. »

Mais, est-ce la faute à l’écran ? Pour Oliver Larizza, la vraie menace se trouve ailleurs : « Ce qui tuerait le livre ce n’est pas l’e-book mais l’exode, la migration des talents vers d’autres formes d’expression multimédia et non plus textuelles. »

Pour Assouline, le lecteur a conscience que le numérique est d’ores et déjà une civilisation.

Il mentionne à la fin de son article que Google caresse le projet d’une grande bibliothèque d’inspiration ptoléméenne sur le modèle de l’ancienne Alexandrie !


5. Le livre et son double Réflexions sur le livre numérique
 (Françoise Benhamou)

 

Les e-books qui représentaient à peine 0,6 % du marché en 2008 aux Etats-Unis, en représentaient 9,4 % en 2011. » C’est ainsi qu’à l’été 2011, Amazon a vendu 242 e-books pour 100 livres papier.
« En Europe, et singulièrement en France, le marché demeure très faible, souffrant de deux handicaps : des prix élevés et un catalogue insuffisant. »

Le livre numérique reste un « objet mal identifié » et ne saurait se résumer au texte numérisé.
« Le livre numérique ne saurait (en effet) être pensé comme un simple produit dérivé du livre papier. Il peut être « augmenté » ou enrichi par des liens, des séquences interactives, des images fixes ou animées, du son, et se transformer en un objet hybride (on évoque même l’idée d’un « service ») dont le nomadisme devient celui de sa forme même. Le livre cesse d’être un objet clos disposant d’un début et d’un point final. Consultable sur un support dédié (la liseuse…) ou banalisé (ordinateur, smartphone, tablette, tel l’iPad, console), le contenu s’émancipe du support unique auquel il était attaché ; la lecture rompt avec la linéarité imposée par le papier…La mise en page devient malléable et, en grossissant la police de caractères, le lecteur s’autorise une intervention a minima qui n’est que le premier pas d’une relation nouvelle avec l’œuvre.

Allons-nous vers la fin de l’éditeur traditionnel ? La fonction éditoriale sera-t-elle portée par les mêmes acteurs ? Rien ne le démontre…Un processus de désintermédiation peut s’enclencher, portée par la liberté nouvelle de l’auteur qui s’émancipe de sa relation avec l’éditeur, Internet facilitant la publication. Certains se prêtent même au « rêve de l’auto-édition. »

Complément : articles récents concernant l’auto-édition  (M Le magazine du Monde, 22 septembre 2012) :

La guerre des best-sellers  :
Cinquante nuances de Grey (par E.L. James de son vrai nom Erika Leonard, britannique), un ovni littéraire d’abord auto-édité sur le Net puis vendu à 40 millions d’exemplaires grâce aux réseaux sociaux (essentiellement aux Etats-Unis et en Grande Bretagne).
Ce livre, surnommé « du porno pour maman », est une romance à l’eau de rose pimentée de scènes de sexe explicites à caractère sadomasochiste.

Le Web, eldorado de l’apprenti écrivain ?
Les auteurs en herbe peuvent désormais publier leur prose en quelques clics.
« Sur les écrans tactiles, les thrillers sentimentaux ou policiers et les récits de science-fiction séduisent. D’autres plumitifs, moins fervents de romance, profitent de la tendance pour publier leur thèse universitaire, une compilation de recettes ou un album de famille.
Sur le Kindle Direct Publishing d’Amazon, tous ces téméraires tapent leur nom, le titre de leur ouvrage et un résumé de ce dernier. Puis téléchargent leur fichier avant de fixer leur prix de vente. Le tout gratuitement. Pour un livre vendu entre 3 et 10 euros, des tarifs attractifs par rapport à ceux pratiqués pour le format papier, le géant de l’e-commerce culturel reverse aux auteurs 70 % de la somme. L’équivalent de ce qu’ils gagneraient  en librairie pour un livre à 20 euros.
Amazon et ses concurrents n’interviennent pas dans le contenu littéraire. « Nous ne sommes pas un éditeur et nous l’assumons », insiste la directrice des contenus Kindle chez Amazon France. « Nous offrons à des gens la possibilité d’écrire pour être lus par des centaines de milliers d’internautes. Le lecteur est assez exigeant, ensuite, pour faire la part des choses. »
Il faut simplement « parvenir à se faire repérer…et maîtriser les réseaux sociaux pour se faire un peu d’autopromotion. »

Exemple de deux succès :

David Forrest : avec En série, journal d’un tueur, au moment de publier sur le Net, il avait avisé son entourage : « Allez, si j’en vends dix, je fais péter le champagne »…Il en a vendu 13000 exemplaires !

Lilou Vermont : R.I.P., son premier roman, est l’histoire d’une voyante encombrée par son don. L’auteure, qui signe sous pseudonyme, est dépourvue de comptes Facebook et Twutter. Elle est salariée dans le secteur du cinéma et l’écriture relève pour elle du loisir ; elle s’était contentée de prévenir quelques proches par un mail. Son roman figure parmi les cinq meilleures ventes d’e-books sur le site Amazon.


Pour F. Benhamou, « A côté de ces initiatives encore marginales, le numérique nécessite des investissements de la part des éditeurs…Le livre numérique permet cependant d’économiser les coûts d’impression, de transport et de stockage physique. Pour les éditeurs qui sont aussi distributeurs, la distribution de livres papier est une source importante de revenus ; la réduction des volumes distribués signifiera un manque à gagner  dont l’ampleur et le rythme sont encore inconnus. »

Qu’en est-il de la demande ?
Le livre numérique peut-il réveiller le goût de lire ?
« Alain Giffard craint la domination d’une lecture sans savoir-lire (« reading without literacy »). La lecture numérique est vagabonde. Nomade, elle glisse d’un type de contenu vers un autre. Même si la lecture séquentielle n’a pas attendu le livre numérique, elle se répand à la faveur de ce dernier ; tournée vers la consultation, elle se fractionne selon des cheminements nouveaux…En certains domaines, l’apport est incontestable, comme dans le cas d’un livre d’histoire associée à la consultation de documents d’archives (écrits, vidéos). »
« L’interactivité est sans doute l’apport tout à la fois le plus artificiel et le plus prometteur du numérique. C’est ainsi que le lecteur se fait aussi contributeur. »

« Wikipédia a plus que perturbé le marché des encyclopédies et, malgré les bévues (erreurs et approximations corrigées par les contributeurs mais s’étant diffusées avant ladite correction), est désormais un des sites les plus consultés au niveau mondial. L’encyclopédie en ligne a reçu une sorte de reconnaissance avec la publication d’un article dans Nature montrant que le nombre d’erreurs n’était pas significativement plus élevé que celui que l’on pouvait repérer dans l’Encyclopedia Britannica.»

En conclusion Françoise Benhamou souligne « les formidables apports du numérique : l’échange immédiat et permanent des savoirs et des œuvres, leur circulation qui se joue des frontières, les programmes de numérisation donnant vie au projet des Lumières, une bibliothèque universelle et des savoirs décloisonnés, un nouveau temps de l’histoire du livre marqué par un accès plus aisé  pour ceux qui en étaient exclus, de nouvelles formes créatives. »

 

Complément :
Dans un autre article récent du Monde « En France, la rentrée littéraire est placée sous le signe du numérique » (Le Monde, 30 août 2012), le journaliste souligne que, cette année, « Plus de 90 % des nouveautés sont disponibles en version numérique ».
Ceci montre la rapidité de l’évolution actuelle.
En effet, «en 2011, Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine Vigan, lauréate du prix Fnac la même année, a été le roman de la saison précédente qui s’est le plus vendu avec environ 400 000 exemplaires papier contre juste un millier de téléchargements. »


Résumé de la discussion (Yvonne)

Un premier point, très technique, est d’abord évoqué : il est fait remarquer que l’existence même du livre numérique est le résultat des développements du principe de la numérisation (que l’on retrouve dans tous les supports de l’information, téléphone, télévision, radio…). Ce principe, associé aux progrès technologiques, permet la vitesse élevée des transferts de l’information, et un stockage efficient de celle-ci.

 

Le caractère hétérogène de la présentation est souligné, rendant difficile une discussion de fond ; des points particuliers seront ainsi évoqués, comme l’assertion prêtée à Claude Lévi-Strauss sur les divers humanismes : « aristocratique de la Renaissance, bourgeois et exotique du XIXème siècle, et démocratique du XXème siècle » ; on s’étonne que ne soit pas mentionné l’humanisme du XVIIIème siècle, celui des Lumières, qui a pourtant été l’humanisme fondamental des temps modernes

 

Une autre contradiction est relevée : le livre numérique est réputé permettre la diffusion des ouvrages très peu lus ; or, les progrès technologiques permettent d’effectuer des tirages à la demande des livres, ce qui est autrement efficace pour la diffusion de livres confidentiels, qui sont le plus souvent accessibles à tous, ce qui n’est pas le cas du livre numérique

 

Une autre remarque : la technologie du livre numérique facilite le plagia de textes ou parties de textes par la technique dite du « Copier-Coller ». On a constaté que les cas de plagias se multiplient chez les journalistes, les élèves dans les écoles…

 

Une précision : quand on parle de numérisation d’ouvrages, il faut entendre d’ouvrages anciens, dont on dispose de quelques exemplaires papier ; car, aujourd’hui, tout écrit n’apparaît que sous une forme numérique, puisque créé sur un ordinateur et non sur une machine à écrire. Or, on continue à dire qu’une parution récente a été ou non numérisée ; il ne s’agit là que de sa diffusion ou non sous forme numérique.

 

Le livre numérique tue-t-il le métier de libraire ? Mais la question qui se pose est l’existence même, aujourd’hui, de ce métier de libraire ; il y a, en France, 36.000 points de vente de livres, mais combien de libraires ? Très peu sans doute. Alors que chez les fournisseurs de livres numériques (via Internet), la facilité de recherche peut pallier l’absence du libraire-vendeur de livres. Se développent aussi les associations regroupant les amateurs de lecture et permettant les informations sur les livres, de même les clubs de lecture à haute voix. Mais tout ceci s’applique aussi bien au livre numérique qu’au livre papier.

 

Mais on peut aller encore plus loin avec le livre numérique, ou, plutôt, avec le traitement électronique de l’information : on peut envisager aujourd’hui de se passer d’auteur ! En effet apparaissent des programmes qui, en fonction de l’actualité, génèrent les textes commentant cette actualité. Cela existe aujourd’hui dans les domaines des informations sportives et économiques, du moins boursières.

 

A partir de ce moment, la discussion va surtout porter sur le traitement électronique de l’information, et non plus sur le livre numérique. En particulier, il est dit qu’il est clair que le livre numérique change la lecture. Mais il change aussi l’écriture. L’utilisation de machines à traduire et d’analyse de texte en vue de faciliter les recherches  conduit les auteurs à n’utiliser qu’un vocabulaire simple et des formes grammaticales rustiques. Déjà, les écrivains écrivaient différemment leurs livres et les articles de journaux !

 

On ne comprend pas bien l’affirmation selon laquelle le livre de poche serait plus menacé par le livre numérique : c’est, peut-être, parce que le livre de poche n’est pas un objet attachant (ce n’est qu’un support d’information). L’argument économique ne semble pas pouvoir être retenu, car, le livre de poche a été créé pour permettre aux moins fortunés de lire ; on ne peut pas dire que le livre numérique vise tout à fait le même public même si le prix des tablettes et surtout des liseuses a maintenant bien baissé .

 

Un avantage phénoménal est reconnu à la transmission et au stockage de l’information via Internet : c’est la possibilité de création démocratique de documents ; le meilleur exemple est « Wikipedia », pour lequel tout un chacun peut apporter sa contribution. On rejoint ainsi l’esprit des encyclopédistes du XVIIIème siècle, pour qui l’encyclopédie n’était pas seulement un support du savoir, mais aussi un message.

 

La révolution apportée par les technologies numériques est, peut-être, plus importante aujourd’hui dans d’autres domaines que le livre numérique : par exemple, les guides automatiques dans les musées ou les villes, la création d’œuvres artistiques virtuelles en peinture ou sculture (techniques 3D), la possibilité d’établir des liens entre plusieurs œuvres, par exemple littéraire et picturale ou musicale…

 

Une conclusion ? Le livre numérique, un progrès ou une régression ? Aucun des Chamailleurs ne possède actuellement une liseuse ou une tablette, et, c’est heureux, car, ils peuvent continuer à me prêter (ou me donner) des livres papier…..

 

 

 

 

                                                                                                     

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