CERCLE DES CHAMAILLEURS
Mardi 13 mars 2018
LES CROIX DE BOIS (PAUL)
Anne ayant choisi A l’Ouest rien de nouveau, livre écrit par un Allemand (1929) et film réalisé par un Étasunien (1930), il était intéressant de prendre Les Croix de bois, livre (1919) et film (1932) d’auteurs français. Livres et films sur la guerre de 14-18 et contre la guerre.
Le livre, Les Croix de bois, est donc paru en 1919, tout de suite après la guerre : écrit par Roland Dorgelès, réformé deux fois pour raison de santé mais engagé volontaire en 1914 grâce à l'appui de Clémenceau. Le film, adapté du livre, est sorti en France en 1932. Il a été réalisé avec des acteurs, notamment Pierre Blanchar (Gilbert Demachy), Charles Vanel (caporal Breval), Aimos (Fouillard), Jean Galland (capitaine Cruchet), et des figurants ayant participé à la guerre. Il a été tourné sur les champs de bataille de Champagne avec l’appui de l’Armée française.
Dans le livre, Roland Dorgelès retrace la vie au front d’un groupe de soldats que viennent de rejoindre, en renfort, trois nouveaux. De ces trois, il ne sera question que de Gilbert Demachy, étudiant en droit, engagé comme Roland Dorgelès et du même milieu social. Celui-ci s’intègre peu à peu au groupe malgré les différences d’éducation, de classe, de fortune...
L’expérience de ces hommes qui subissent une guerre implacable, sur laquelle ils ne peuvent rien, à laquelle ils doivent s’adapter, en fait un livre contre la guerre, non pour des raisons philosophiques, politiques ou autres mais par la seule description de la vie impossible des soldats.
Un livre de mort et de vie. Un livre d'espoir.
La force des Croix, c’est le récit de la vie quotidienne au front qui broie les hommes. Un monde clos, auquel nul ne peut échapper, sans lien avec l’extérieur, en dehors de la nourriture, des babilles (les lettres), irrégulières, des décisions incompréhensibles des stratèges allemands ou français qui ne sont connues que par leurs conséquences : une patrouille à faire, une attaque pour reprendre un village en ruines, dans une course folle face aux tirs de mitrailleuses, l’attente de la relève ou de la mort, sur le mont Calvaire, cette terre morte où (les torpilles) ne pouvaient plus rien arracher que des lambeaux d’hommes et des cailloux, et pour lequel tant de copains avaient déjà perdu leur vie. Tandis que les coups de pioches des Allemands annoncent qu’ils sont en train de mettre en place une mine qui va tout faire sauter.
Roland Dorgelès, dans un journal des événements, reconstitué mais détaillé, sans date, passe d’une journée à l’autre, d’une situation à l’autre, d’un événement à l’autre, sans transition : de la marche difficile à la routine de la vie dans la tranchée, dans la boue, au repos dans le gourbi où s’échafaudent des rêves impossibles, de la relève sous la canonnade, au calme de l’arrière, dans le village animé avec ses commerces, ses bistrots. D’une attente à l’autre : la soupe, les lettres, la relève, l’attaque, sous la pluie ou les bombes. La mort.
Il devine les pensées de chacun, de Gilbert Demachy, probablement très proches des siennes, notamment à propos de ces pauvres hommes que, vivants, il n’avait pas toujours aimés, parce qu’ils étaient parfois grossiers, le geste et l’esprit lourds.
Rapporte leurs rêves, leur espoir malgré une résignation obligée. Cet espoir qui est entretenu par les moments de bonheur. Il a fallu la guerre pour nous apprendre que nous étions heureux… Le bonheur est partout. C’est le gourbi où il ne pleut pas… la litière sale où l’on se couche… Un pavé, rien qu’un pavé, où se poser dans un ruisseau de boue, c’est encore du bonheur. Mais il faut avoir traversé la boue pour le savoir. Quand la guerre est finie, pour cinq jours..., loin de la tranchée, loin de la ligne de front quand, au repos, on se retrouve avec les copains survivants. A délirer sur ce qu’on donnerait pour revenir au pays : un œil, une jambe…
Décrit des lieux sinistres : tout le long de la berge, des croix de bois, grêles et nues, faites de planches ou de branches croisées regardaient l’eau couler…. Avec les crues, les croix devaient s’en aller, au fil de l’eau grise… Mais aussi la ferme, la grande salle, tout embaumée de soupe… où il retrouve sa chaise, son bol, ses sabots, son petit flacon d’encre… retrouver ces choses à soi, ces riens amis qu’on aurait pu ne jamais revoir.
Des situations insupportables : Tous dans le boyau… Sans regarder, on y sauta. En touchant du pied ce fond mou... C’était un entassement infâme, une exhumation monstrueuse de Bavarois cireux sur d’autres déjà noirs, dont les bouches tordues exhalaient une haleine pourrie ; tout un amas de chairs déchiquetées, avec des cadavres qu’on eut dit dévissés, les pieds et les genoux complètement retournés… on éprouvait comme une crainte religieuse à marcher sur ces cadavres, à écraser du pied ces figures d’hommes...
Le tout dans une belle langue, au riche vocabulaire, que, quelquefois, on n’ose qualifier de poétique. Au sortir de cette guerre, meurtrière, malgré tout, ce livre est une œuvre d’espérance, de volonté de vivre, de petits bonheurs dont on n’a conscience que quand on a vécu le pire.
A ce récit subjectif, intimiste, le film de Raymond Bernard apporte une représentation de la guerre, plus extérieure, plus désespérée, par l’apparente objectivité des images dominées par la mort.
La flamme du soldat inconnu. Première image du film, pendant le générique - sera aussi la dernière. Suivie de celle d'un bataillon présentant les armes, chaque soldat recouvert, dans un fondu enchaîné, par une croix blanche puis un double champ de croix blanches sur une musique cérémonielle, champ de croix noires (soldats allemands), croix blanches et noires et une importante croix blanche – in memoriam. Le film en mémoire de ceux qui sont tombés.
Et, au milieu des images qui rappellent l’enthousiasme des débuts de guerre, engagement des volontaires, départs en train, fleuris et chantants, une affiche de mobilisation sur fond de son de cloches avec apparition d’un portrait de mère.
La guerre : des champs dévastés, peuplés de cadavres, de squelettes d’arbres, de trous de bombes où se terrent les soldats, des attaques allemandes ou françaises de biffins qui ne sont que de la chair à mitrailleuses ; long plan sur de visage du caporal Bréval, mourant désespéré, torturé jusqu’au dernier souffle par les infidélités de sa femme ; dernière séquence du film, longue agonie de Demarchy qui n’a jamais rien demandé d’autre que de garder l‘espoir jusqu’à la fin… qui bouge, qui chantonne pour survivre, v'là le beau temps…
Mais la force principale, spécifique, du film est l’utilisation du son : le bruit de cette guerre, de ce canon qui tonne en permanence, lointain ou tout proche, seulement inquiétant ou meurtrier. Qui s’arrête un instant : instant de bonheur. Qui reprend aussitôt. Qui se rapproche. Qui enlève des vies. Au hasard. Sans autre moyen de défense que la tranchée, le gourbi ou le trou de bombe dans lequel on s’enfonce quand c’est possible. Attente. Hasard.
Raymond Bernard a utilisé la technique nouvelle du film sonore pour submerger le spectateur de la force meurtrière de la technique guerrière : crépitement des mitrailleuses, françaises ou allemandes décimant les hommes qui courent dans un assaut impossible ; tonnerre de l’artillerie lourde qui détruit tout, explose la terre de mille trous, pétrifie les arbres et tue les hommes ; affrontement d’artillerie, infernal, qui va durer dix jours, quinze minutes de cinéma, entrecoupées de cartons - dix jours – cartons qui, dans les films muets, encore majoritaires à l’époque, donnaient la parole aux hommes et, ici, enfoncent dans la tête du spectateur la durée de l’enfer.
Le spectateur est emprisonné entre les images, fondus enchaînés du début du film, croix sur le bataillon de jeunes destinés au massacre et celles de la fin, cohortes de soldats portant leur croix blanche, française, ou noire, allemande. Délire de couronnes tombant devant Demachy agonisant. Seule la mort est victorieuse. Terrible substitution de son quand Demachy prie la Vierge de lui permettre de survivre ou, au moins, de conserver l’espoir de vivre, toujours, maintenant, à l’heure de la mort. La voix sombre des fidèles dans l’église terminant, à sa place : ainsi soit-il.
Livre et film ne sont pas antimilitaristes, ne sont pas contre les militaires : il y a de bons et de mauvais officiers ou sous-officiers, de bons et de mauvais soldats. Ils sont contre la guerre.
Quant aux civils, il en est peu question. Les villageois profitent de la situation. L'auteur dit une fois qu’il n’aime pas les villageois probablement par mépris de classe. Les parents de Demachy à qui Sulphart en permission, a essayé de parler du front, ne comprennent pas. Ils sont loin, dans un autre monde. Innocent. Ils ne peuvent comprendre...
Même les soldats, dans leurs petits moments de bonheur ou dans la tourmente, au cœur de la tuerie, sont aussi froids devant la mort de l’autre – le corps de copains utilisés pour faire un parapet, les morts pas plus tragiques que les cailloux… Comme l’homme est dur, malgré ses cris de pitié, comme la douleur des autres lui semble légère, quand la sienne n’y est pas mêlée !
Le plus dur, pour celui qui va mourir – Bréval, Demachy - c’est la pensée de la femme infidèle, insouciante... Pour celui qui en revient, vivant - Sulphart – la femme envolée avec les meubles, sans un mot, sans une lettre...
Le livre et le film finissent différemment. Dans le film, Demachy, murmure en mourant, v'là le beau temps, cruel et dérisoire… Dans le livre, Sulphart, avec deux doigts et deux côtes en moins, abandonné par sa femme, est vivant, survivant peut-être mais vivant, avec des souvenirs.
Pour l'auteur, finissant son livre, c'était quand même le bon temps. Puisqu’ils étaient vivants. Puisqu'au milieu de toute cette souffrance, ils pouvaient rire. Et rire encore, aujourd’hui, avec quelques remords.
Dans A l’Ouest, rien de nouveau, pendant germanique des Croix de bois, entre livre et film, se retrouvent des différences comparables : les livres sont plus centrés sur les conditions des soldats. Livres et films sont contre la guerre. Mais le livre et le film, A l’Ouest, sont plus politiques que les Croix, à la fois contre ceux qui déclenchent les guerres et ceux qui en profitent, contre les militaires et leurs complices, instituteurs stratèges en classe ou au bistrot.
Roland Dorgelès ne dit rien de la cause de la guerre qui, engagé volontaire, doit lui paraître plus ou moins légitime. A laquelle il adhère, malgré tout, à plusieurs reprises : le volontariat répété de Gilbert Demachy, en quelque sorte son double, j’ai senti qu’il serait mon ami ; quand, à l’église, entendant Sauvez, sauvez la France... combien sommes nous, les yeux fermés, le front dans les mains, que ce cantique émeut à nous serrer la gorge ! Au moment de l’attaque, toutes les sapes, toutes les tranchées étaient pleines, et de se sentir ainsi pressés, reins à reins, par centaines, par milliers, on éprouvait une confiance brutale. Hardi ou résigné, on n’était plus qu’un grain dans cette masse humaine. L’armée, ce matin-là, avait une âme de victoire ; au moment du défilé de la victoire, conquête d’un village en ruines, musique en tête, le général s’était levé sur ses étriers et, d’un grand geste de théâtre, d’un beau geste de son épée nue, il salua notre drapeau, il Nous salua… Le régiment, soudain, ne fut plus qu’un être unique. Une seule fierté : être ceux qu’on salue ! Fiers de notre boue, fiers de notre peine, fiers de nos morts !… notre orgueil de mâles vainqueurs. Qui l’amène cependant à conclure qu’il y aura toujours des guerres.
Le film ne montre jamais une telle fierté : le cantique patriotique Sauvez la France !, lors de la messe, est remplacé par l’Ave Maria ; lors de la revue victorieuse, même si la musique du régiment redonne de la prestance au défilé des hommes qui se redressent, l’image du général sur son cheval, un tantinet bedonnant, montré en contre-plongée n’est pas celle d’un guerrier triomphant à la tête de ses troupes...
Les Croix de bois, livre et film, sont plus centrés sur le front que A l’Ouest rien de nouveau : pas de classes à la caserne, pas de permission, pas de camp de prisonnier, pas d’aventures féminines, pas ou peu de parents… Le livre a été écrit à chaud. Dans l’euphorie trompeuse d’une hécatombe victorieuse, même si livre et film s’achèvent avant l’armistice. Le film a été réalisé treize ans plus tard. L’euphorie de la victoire s’est estompée. Des signes inquiétants sont déjà apparus. C’est le moment ou paraît A l’Ouest rien de nouveau, dans une Allemagne, vaincue mais bouillonnante (fondation du parti nazi en 1920 et tentative de coup d’État à Munich en 1923). L'antimilitarisme est alors, plus que jamais, d'actualité. Ce que ne pouvaient supporter les Nazis qui brûlent le livre. Erich Maria Remarque s'exile.
PS : A la suite de l'article publié dans Agoravox, un lecteur signalait parmi les livres sur la guerre de 14-18, de très très loin, le plus fantastique et hallucinant : Orages d’acier d’Ernst Jünger. Et citait André Gide « Le livre d’Ernst Jünger, Orages d’acier, est incontestablement le plus beau livre de guerre que j’aie lu. »
Gide parle du « plus beau livre de guerre ». C'est un journal qui couvre toute la guerre : la première partie ressemble à un rapport d'activité. C’est quand la guerre devient une guerre de mouvement que le livre devient intéressant.
Car c’est un livre de guerre, un livre de guerrier, un livre héroïque, un livre de nationaliste : tout le monde est très bien, les soldats, les officiers, l’arrière... Il y a bien quelques allusions à la nourriture, aux erreurs de tir...
Et le courage personnel de l'auteur en fait un des soldats les plus décorés de l’armée allemande.
C’est bien différent des livres A l’ouest, rien de nouveau ou Les Croix de bois. Orages d'acier a connu plusieurs versions, l'édition française de 1970 contient plusieurs erreurs d’orthographe, d’impression... qui peut faire douter de la qualité de la traduction. En tout cas, en l’état, elle est loin de la qualité littéraire de Dorgelès.
1 - Les Croix de bois de Roland Dorgelès, Albin Michel, 1919, film réalisé par Raymond Bernard (1932)
En 1932, le cinéma sonore ou parlant n’existe que depuis quelques années, Le chanteur de jazz de Alan Crosland est sorti en 1927, 20 salles sont sonorisées en 1929 et moins de 50 % des salles (un millier) en France sont équipées pour la projection de ces nouveaux films en 1932.
2 - Im Westen nichts Neues (À l'Ouest, rien de nouveau) roman d'Erich Maria Remarque, Librairie Stock, 1929, film All Quiet on the Western Front réalisé par Lewis Milestone, (1930).
3 – orages d'acier de Ernst Jünger, Christian Bourgois éditeur, 1970.
Discussion (Anne) :
C’est le dernier exposé fait sur le thème de la guerre de 14-18 à partir d’un livre et du film qui lui correspond.
Comme dans l’exposé, nous revenons sur la comparaison avec un livre (et un film) écrit par un Allemand, Erich Maria Remarque : « A l’ouest rien de nouveau » : de grandes différences sont soulignées ; dans « Les croix de bois » », on ne sort pas de la guerre comme dans le livre précédent.
On y reste, dans les tranchées, dans le danger, par exemple, des mines posées par l’ennemi. Il n’y a pas d’évasion avec les permissions des soldats, les visites de la famille.
E.M.Remarque insiste beaucoup plus que Dorgelès sur la jeunesse perdue des soldats dans ce conflit.
Les deux livres montrent, par contre, l’absence de réaction lorsqu’un copain meurt. Il faut survivre et oublier très vite ce qui vient de se passer.
Juste quelques moments de respiration, de poésie dans « Les croix de bois » : les chants de départ au combat « En revenant de Montmartre…..Voilà l’beau temps », l’Ave Maria chanté par un Français dans une église, le chant d’un soldat allemand qui monte la garde dans une tranchée.
Si l’on compare avec un film plus récent sur la guerre comme « Il faut sauver le soldat Ryan » de Spielberg, il semble que la violence ait encore progressé ; de même si l’on regarde les actualités télévisées avec la guerre en Syrie.
Dans le livre et le film le rôle des femmes semble négatif : Bréval, un des principaux personnages se rend compte que sa femme va le quitter ; l’amie de Demachy lui parle de bals et fêtes alors que, lui, risque de mourir d’un moment à l’autre. On fait alors allusion à un livre de Paul Huet se déroulant au Havre : « Les émeutiers » où l’on montre, au début, les femmes qui remplacent, lors de la guerre, les hommes dans les durs travaux sur le port. Le livre montre ensuite les difficiles retrouvailles hommes-femmes, ces dernières ayant pris une certaine autonomie.
Autres remarques :
Le vocabulaire militaire du livre est parfois difficile.
Certaines images du film comme le canon qui se dresse, font penser aux films réalistes soviétiques.
On critique les généraux qui sont loin du conflit.
Comment la poste pouvait-elle fonctionner ?
Le livre et le film ne se terminent pas de la même façon : pour certains, le livre est optimiste : on a vécu des moments très durs pendant et après le conflit mais tout est fini, bien ou mal, mais on est vivant. Dans le film, par contre, Demachy meurt abandonné sur le champ de bataille.