Cercle des chamailleurs
17 janvier 2008
LE CAPITALISME EST-IL MORAL ?
(1ère partie)
Présentation par Michel
Présentation à partir du livre d’André Comte-Sponville « Le capitalisme est-il moral ? » (Albin Michel, 2004), issu de plusieurs conférences de l’auteur prononcées devant des publics très différents : étudiants et enseignants d’écoles de commerce ou de management, membres d’associations ou cadres d’entreprise.
Il s’agit de réflexions d’un philosophe et non d’un économiste, sur les rapports entre la morale et l’économie.
L’auteur part du constat que « le bien » (au sens moral du terme) et « les biens » (au sens économique) ne font pas toujours bon ménage !
On parle beaucoup, notamment dans la presse, d’un retour de la morale qui est devenue un sujet à la mode, ce qui s’accompagne d’un certain nombre de confusions.
Pourquoi ce retour de la morale ?
1. Il distingue deux périodes qui correspondent à deux générations différentes et aussi à deux erreurs :
- en 1968, la morale n’était pas une préoccupation pour les jeunes, et la mode était plutôt à l’immoralisme et à la libération tous azimuts. Il était « interdit d’interdire ». Il y avait, spécialement dans la jeunesse étudiante, ce qu’on peut appeler une idéologie du tout politique : non seulement tout était politique mais la politique était tout et une bonne politique semblait la seule morale nécessaire.
Une action était considérée comme moralement bonne si elle était politiquement juste. La morale et le devoir appartenaient à l’idéalisme petit-bourgeois.
- Depuis deux décennies, la politique n’intéresse plus grand monde et surtout pas les jeunes. Pour eux, elle prend l’aspect des « Guignols de l’Info » ! Par contre, on observe un retour de préoccupations de type moral, souvent rebaptisées aujourd’hui en « droits de l’homme », « humanitaire », « solidarités ».
Les personnalités les plus populaires au cours des dernières années étaient par exemple, l’Abbé Pierre ou Bernard Kouchner alors qu’en 1968 (dans les années 60-70) c’était par exemple Che Guevara.
A chaque fois, ou presque, face à des problèmes qui sont collectifs, sociaux et donc politiques, la tendance, depuis deux décennies, est d’apporter des réponses individuelles, morales (les restaurants du cœur, Médecins sans frontières, SOS Racisme,…).
Ces deux conceptions, opposées, correspondent à deux erreurs. La morale et la politique sont deux choses différentes, l’une et l’autre sont nécessaires mais ce changement est le signe d’une crise majeure de la politique.
On aurait pu penser le contraire en 2002 entre les deux tours de l’élection présidentielle mais le vote massif contre Le Pen était, en fait, un vote moins politique que moral.
Ceux qui se mobilisent actuellement contre la mondialisation restent très minoritaires, y compris dans la jeunesse et ces mouvements sont souvent d’inspiration morale ou humanitaire et ont du mal à trouver des débouchés politiques ou programmatiques.
Parmi les phénomènes/mouvements qui ont mobilisé récemment la jeunesse, il y en a un qui s’impose à l’auteur et c’est le succès des JMJ autour de Jean-Paul II.
2. Le « triomphe » du capitalisme
Rien ne prouve que l’effondrement du système soviétique en 1989 corresponde au triomphe du capitalisme mais tout adversaire est aussi un faire-valoir. « Que l’Occident était beau sous Brejnev ! »
Maintenant, il y a Ben Laden mais ce n’est pas la même chose. Ce que Brejnev symbolisait, bien ou mal, c’était une alternative sociale, politique et économique au capitalisme. Du côté de Ben Laden, rien de tel car l’islamisme ne condamne ni la propriété privée des moyens de production, ni la liberté de marché, ni le salariat mais ce qu’il symbolise, c’est d’autres valeurs, d’autres idéaux, d’autres règles, une autre morale voire une autre civilisation.
On est donc passé, pour l’Occident, non seulement d’un adversaire à un autre mais d’une question proprement politique à une question plutôt morale ou civilisationnelle.
Mais, à quoi bon le « triomphe » du capitalisme si on ne sait pas pour quoi vivre ? Car, si le capitalisme n’a pas besoin de sens pour fonctionner, les individus, si, et les civilisations aussi ! D’où la recherche d’une certaine morale.
3. La « mort de Dieu »
Depuis la Renaissance, puis au XVIIIème siècle avec les Lumières, aux XIX et XXèmes siècles et encore de nos jours, avec les processus de laïcisation et, s’agissant de notre pays, de déchristianisation, nous assistons à ce que Nietzsche a appelé, la « mort de Dieu» et Marcel Gauchet, le « désenchantement du monde ».
Nous pouvons bien sûr, individuellement, croire en Dieu mais nous ne pouvons plus, socialement, nous réclamer de lui. C’est le cas, par exemple pour un enseignant ou un chef d’entreprise ou même pour un homme politique qui ne peuvent plus se réclamer de Dieu pour légitimer leur action ou leur programme (sauf aux Etats-Unis !). C’est le prix à payer de la laïcité.
Pendant vingt siècles d’Occident chrétien, à la question « Que dois-je faire ? », c’est au fond Dieu qui répondait (par ses commandements, par son Eglise,…). Mais maintenant, à la même question, Dieu ne répond plus (cf par exemple le problème de la contraception ou de la sexualité hors mariage). Mais, bien naïfs ceux qui croyaient que l’athéisme supprimait la question morale.
Or, nous avons d’autant plus besoin de morale que nous avons moins de religion.
4. La mode de « l’éthique d’entreprise »
Elle correspond à la version managériale du « retour de la morale ».
On entend souvent dire : « L’éthique améliore l’image de l’entreprise, donc les ventes » et donc l’éthique est performante (on parle même de « markéthique » !).
Mais, le propre de la valeur morale d’une action, c’est le désintéressement.
Kant, à ce sujet, propose l’exemple du « marchand avisé » qui n’est honnête que pour garder ses clients. Il agit conformément au devoir mais pas par devoir et bien par intérêt. Dans ce cas-là, pour conforme qu’elle soit à la morale, son action n’a aucune valeur morale.
Ainsi, à force de mettre la morale à toutes les sauces, on finit par l’instrumentaliser.
D’où la nécessité de distinguer un certain nombre de domaines différents qu’André Comte-Sponville appelle « ordres » et de marquer entre eux certaines limites.
La distinction des Ordres et le problème des limites
Comte-Sponville distingue 4 (et pour certains 5) ordres différents :
1er ordre : l’ordre économico-techno-scientifique
1er exemple : En biologie, quelles sont les limites pour le clonage reproductif ? A cette question, la biologie ne répond pas et ne répondra jamais. Tout ce que la biologie, en tant que science, peut faire, c’est nous dire comment faire le clonage reproductif mais pas s’il faut le faire.
La biologie nous dit ce qui est biologiquement possible ou impossible. Il en est de même pour les sciences en général.
2ème exemple : quelles limites pour l’économie ? pour le capitalisme ? pour le marché et la loi du marché ? Là encore, l’économie ne répond pas.
L’économie est en effet à la fois une science (humaine) et une technique.
Dans tous les cas, il y a techniquement et scientifiquement ce qu’on peut faire ou penser (le possible ou le vrai) et ce qu’on ne peut pas faire ou penser (l’impossible ou le faux).
Mais il n’y a pas de frontière interne à cet ordre en raison du progrès scientifique et technique. Mais ce progrès peut se retourner contre nous au point de mettre en cause l’existence même de l’humanité (manipulations génétiques, guerre nucléaire, pollution,…). Il en est de même en économie : à chaque fois que le cours du cacao chute, il y a des milliers de gens qui redescendent en dessous du seuil de pauvreté.
D’où la nécessité de limiter cet ordre économico-techno-scientifique de l’extérieur.
2ème ordre : l’ordre juridico-politique
Correspond concrètement à la loi et à l’Etat.
Cet ordre est structuré intérieurement par l’opposition entre le légal et l’illégal.
Juridiquement, il y a ce que la loi autorise (le légal) et ce que la loi interdit (l’illégal).
Politiquement, il y a ceux qui sont en état de faire la loi (la majorité) et ceux qui ne sont pas en état de faire la loi (la minorité, l’opposition) et c’est ce que nous appelons en France l’ordre démocratique.
Faut-il limiter ce 2ème ordre et si oui pourquoi ?
- pour des raisons individuelles : aucune loi n’interdit l’égoïsme, ni le mépris, ni la haine ou même seulement la méchanceté. Un individuparfaitement légaliste, qui donc respecte parfaitement la loi (les lois) peut également être un parfait salaud (égoïste, méprisant, méchant,...). Il peut également être parfaitement compétent sur le plan scientifique ou technique dans son domaine (ordre n° 1).
- pour une raison collective : par exemple, le peuple a-t-il tous les droits en démocratie ?
A-t-il le droit d’opprimer telle ou telle de ses minorités, par exemple de voter des lois antijuives, ou d’ouvrir des camps de concentration (ou aujourd’hui de rétention), de déclencher des guerres d’agression ?
Il existe bien sûr un Conseil Constitutionnel qui permet de juger si une loi donnée est conforme à la Constitution. Mais qu’est-ce qui empêche de changer la Constitution ?
Or, en France, il n’y a pas de loi fondamentale (Rousseau) car le peuple est souverain. Il n’y a donc pas de limites démocratiques à la démocratie ! Et c’est pourquoi la démocratie n’est en aucune façon une garantie, même contre le pire !
Nous sommes donc obligés de limiter à nouveau cet ordre juridico-politique. Mais comment ?
Pas avec l’ordre n°1 ! Un peuple scientifiquement et techniquement développé n’est pas moins dangereux pour cela, au contraire (ce fut même, historiquement, une des tragédies du nazisme que cette horreur se soit justement développée au sein d’un des peuples les plus avancés scientifiquement et techniquement de la planète – on pourrait ajouter culturellement !).
Nous ne pouvons donc limiter cet ordre, encore une fois, que de l’extérieur.
3ème ordre : l’ordre de la morale
Par quoi l’ordre n°2 peut-il être limité ?
En premier lieu, le peuple même souverain, reste soumis aux lois de la nature et de la raison : il n’a droit qu’au possible (son pouvoir reste limité, de l’extérieur par l’ordre n°1). (= contradiction avec ce qui précède !?)
Il existe également des limites internes à l’ordre n°2 par le jeu des résistances, des contre-pouvoirs et des rapports de forces.
Enfin, le peuple souverain est tout aussi incapable de modifier une exigence morale (ordre n°3) qu’une vérité scientifique ou technique (ordre n°1).
Par exemple, quand bien même le peuple déciderait « souverainement » que le Soleil tourne autour de la Terre ou que les hommes sont inégaux en droit ou en dignité, cela ne changerait rien à la vérité ou à la justesse (à l’aspect moral) du contraire.
On ne vote pas sur le vrai ou le faux, ni sur le bien ou le mal. C’est pourquoi la démocratie ne tient lieu ni de conscience ni de compétence.
- du point de vue des individus, la morale s’ajoute à la loi : la conscience d’un honnête homme est plus exigeante que le législateur ; l’individu a plus de devoirs que le citoyen.
- la même limitation vaut pour les peuples. Par exemple, il serait moralement impératif de refuser un projet de loi raciste, même si la Constitution le rendait possible !
Mais, dans tous ces cas, la limitation passent par les individus. Eux seuls existent (nominalisme) : le peuple sans eux n’est qu’un mythe, la société qu’une abstraction et l’Etat qu’un monstre.
L’ordre de la morale (ordre n°3) est structuré intérieurement par l’opposition du bien et du mal, du devoir et de l’interdit.
Qu’est-ce que la morale ? C’est l’ensemble de nos devoirs, des obligations et des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue et même de toute espérance. C’est l’ensemble de ce qui vaut ou s’impose, pour une conscience donnée, inconditionnellement.
Cette morale est historique, culturelle et donc relative : elle est l’ensemble des normes que l’humanité s’est donnée pour résister à la sauvagerie et à la barbarie.
Mais la morale n’est pas tout et beaucoup d’actions n’en relèvent pas.
La question se pose toutefois de savoir s’il faut limiter à son tour ce 3ème ordre et par quoi.
On a du mal à imaginer ce que pourrait être un « salaud moral ». Par contre il peut y avoir des salauds moralisateurs !
La différence est claire : être moral, c’est s’occuper de son devoir ; être moralisateur, c’est s’occuper du devoir des autres. C’est ce qui distingue « l’ordre moral » de l’ordre « de la morale ».
Mais, si l’ordre de la morale n’a pas besoin d’être limité (comme si on pouvait être trop moral !) il a besoin d’être complété. Il suffit d’imaginer un individu qui ferait toujours son devoir mais qui ne ferait que son devoir : ce qu’on appelle un pharisien.
Ce qui manque au pharisien, c’est l’ordre de l’amour.
4ème ordre : l’ordre de l’amour, que l’auteur appelle également l’ordre « éthique »
Comte-Sponville propose d’appeler « morale » tout ce qu’on fait par devoir et par « éthique » tout ce qu’on fait par amour.
D’où ce 4ème ordre, moins pour limiter l’ordre de la morale que pour le compléter ou pour l’ouvrir.
Pour l’auteur, cet ordre est structuré intérieurement par l’opposition de la joie et de la tristesse !
Et cet ordre, faut-il le limiter et par quoi ?
Pour les croyants, on peut envisager un 5ème ordre, l’ordre divin ou surnaturel.
L’amour infini n’est pas à craindre. A l’inverse, l’amour, dès que l’on sort du cercle des proches ne brille guère, le plus souvent, que par son absence.
L’amour intervient dans les ordres précédents mais sans les abolir.
Nous avons donc besoin de ces 4 (ou5) ordres à la fois, dans leur indépendance au moins relative et leur interaction. Les 4 (ou 5) sont nécessaires, aucun n’est suffisant.
Le capitalisme est-il moral ?
- Morale et économie
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais)
Les sciences ne sont pas la vérité (mais la connaissance, toujours partielle et relative, que nous en avons) et le scientisme n’est pas la science (il n’est que l’idéologie qui voudrait que les sciences suffisent à tout, y compris tiennent lieu de morale).
Les sciences n’ont pas de morale, les techniques non plus. Pourquoi l’économie, qui est à la fois une science et une technique, en aurait-elle une ?
L’économie n’est pas une personne qui aurait sa volonté, ses préférences, ses buts. Comment aurait-elle une morale ? C’est donc à nous d’être moraux !
Dans le 1er ordre, rien n’est jamais moral ni immoral mais amoral !
Par exemple, les cours du pétrole ou de l’euro ne dépendent pas de la morale mais de la marche générale de l’économie, des rapports de force, y compris politiques et de la loi de l’offre et de la demande.
Et cependant, des facteurs psychologiques peuvent intervenir dans l’économie car tout marché a besoin de confiance. Mais il faut souligner que psychologie et sociologie relèvent aussi de l’ordre n°1 et non de la morale.
On peut signaler à ce sujet la « neuroéconomie », discipline née aux Etats-Unis il y a dix ans qui prétend utiliser les progrès de l’imagerie médicale pour expliquer, modéliser, voire prédire le comportement des agents économiques : « Le mérite de la neuroéconomie est d’avoir démontré scientifiquement que l’émotion jouait un rôle aussi important que la rationalité dans la prise de décision », explique M. Schmidt, professeur à Paris-Dauphine. Mais des économistes résistent à ce qu’ils considèrent comme un « réductionnisme biologique » appliqué à une matière avant tout sociale. (Le Monde Economie, 15 janvier 2008)
Qu’est-ce que l’économie ?
C’est à la fois une science et l’objet qu’elle étudie. C’est tout ce qui concerne la production, la consommation et l’échange de biens matériels – marchandises ou services – aussi bien à l’échelle des individus et des entreprises (microéconomie) qu’à l’échelle de la société et du monde (macroéconomie).
L’économie de marché n’en est qu’un cas particulier. Le marché, c’est la rencontre de l’offre et de la demande et ce n’est pas la morale qui détermine les prix mais la loi de l’offre et de la demande.
Donc, à la question : « le capitalisme est-il moral ? », ma réponse est non ! Mais, si le capitalisme n’est pas moral, il n’est pas non plus immoral ; il est amoral.
Ne comptez pas sur le marché pour être moral à votre place !
- « L’erreur de Marx »
D’après Compte-Sponville, nous n’avons plus de modèle alternatif crédible à opposer au capitalisme.
Le but de Marx était que l’économie (dans l’ordre n°1) soit soumise à la morale (dans l’ordre n°3). Il voulait en finir avec l’injustice en inventant un autre système économique.
Mais, pour que le communisme ait une chance de réussir, il fallait que les hommes cessent d’être égoïstes et mettent l’intérêt général plus haut que leur intérêt particulier. Il était donc inévitable qu’il échoue et qu’il devienne totalitaire puisqu’il fallut bien imposer par la contrainte ce que la morale s’avéra incapable d’obtenir.
Le coup de génie du capitalisme ou plutôt sa logique propre, son essence, c’est de ne rien demander d’autre aux individus que d’être exactement ce qu’ils sont, c’est-à-dire égoïstes, avant tout préoccupés de leur intérêt.
L’erreur de Marx , ce fut de vouloir ériger la morale en économie ! et pourtant, son analyse du capitalisme reste une des plus éclairantes.
Qu’est-ce que le capitalisme ?
- Pour Marx, « c’est un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange, sur la liberté du marché et sur le salariat ».
Ce qui est propre au capitalisme, ce n’est pas la production de plus-values par ceux qui travaillent mais son appropriation par ceux qui possèdent les moyens de production. Ce qui est essentiel au capitalisme, c’est que l’opposition du capital et du travail demeure effective.
- Autre définition : « Le capitalisme, c’est un système économique qui sert, avec de la richesse, à produire davantage de richesse ».
Vouloir faire du capitalisme une morale, ce serait faire du marché une religion, et de l’entreprise une idole. C’est précisément ce qu’il s’agit d’empêcher car, si le marché devenait une religion, ce serait la pire de toutes, celle du veau d’or